Un Centre dédié à la recherche sur André Gide

Le Centre d’Études Gidiennes a vocation à coordonner l'activité scientifique autour de Gide, diffuser les informations relatives aux manifestations gidiennes et à rendre visibles et accessibles les études qui lui sont consacrées.
En savoir +

Nous trouver

Centre d’études gidiennes Bureau 49, bâtiment A UFR Arts, lettres et langues Université de Lorraine Île du Saulcy F-57045 Metz cedex 01

Nous écrire

Stephanie Bertrand Jean-Michel Wittmann
En savoir +
28
Jan.

Vient de paraître aux Éditions Médiapop, le livre André Gide, aujourd’hui. Dirigé par Paola Codazzi et Martina Della Casa, il est le fruit des recherches menées dans le cadre du projet « Gide Remix », soutenu par l’Université de Haute-Alsace et la Fondation Catherine Gide.

 

andre-gide.jpg

 

Présentation du volume

De la bande dessinée à la musique, du théâtre à la photographie, sans oublier la botanique et la gastronomie, les deux cycles de rencontres organisés à Mulhouse (2018-2020) nous ont permis de découvrir les écrits du Prix Nobel sous un autre jour, à la croisée de la littérature, de l’art et des sciences. Au moment où son œuvre entre dans le domaine public, le présent volume rend compte de cette réflexion collective. « Je n’écris que pour être relu », tel est le vœu exprimé par Gide dans son Journal des Faux-monnayeurs. Pour relever le défi, voici un recueil composé de textes, entretiens, photos d’archives et images inédites, représentatif d’une œuvre qui continue à nous interpeller et à inspirer de nouvelles formes de création. Cette idée très gidienne de multiplier les points de vue et les perspectives, de tenter de mettre en question ce qui est acquis, nous essayons aujourd’hui de la redécouvrir, de la réinterpréter, et surtout, de la partager avec un public plus large.

Auteurs et artistes : Charlotte Butty, Paola Codazzi, Clara Debard, Alessandro De Cecco, Martina Della Casa, Arnow Dousse, Nikol Dziub, Paola Fossa, Robert Kopp, Jérôme Lereculey, Roselyne Liechty, Dominique Massonnaud, Lorenzo Mileti Nardo, Delfina Parodi, Ambre Philippe, Francesco Rossi, Peter Schnyder, Véronique Scius-Turlot, Sara Sorrentino, Pierre Thilloy, Paola Travers, Augustin Vœgele.

Sommaire

Introduction

Représenter la littérature. Les Caves du Vatican d’André Gide
Remixer un classique. To Gide or not to Gide…
Goûts et saveurs livresques. André Gide : voyage au bout de la faim
Portraits revisités. Le « contemporain capital » vu par ses jeunes lecteurs
Racines, fleurs et plantes. Gide et la botanique
Les Nourritures terrestres en scène. Je te parlerai de tout / Ti parlerò di tutto
André Gide nous interroge. « Interviews imaginaires »
(En)quêtes africaines. « Gide et l’Afrique-Équatoriale française »
Paludes : immersion sonore. Entre parodie et mise en abyme

Bibliographie

***

Paola Codazzi, Martina Della Casa (éds), André Gide, aujourd’hui, Mulhouse, Médiapop, 2023.
Lien vers le site de l’éditeur 

 

Lire la suite

05
Déc.

Affiche GR 3 web

 

 

Création sonore en multidiffusion qui se propose de sonder les interactions possibles entre le texte de Paludes (1894) et des sonorités acoustiques, électroniques et électro-acoustiques.

Les différents éléments – sons enregistrés, jeu instrumental et électronique en temps réel – dialoguent, se superposent et s’entrecroisent, dans des jeux de symétrie inspirés par le processus littéraire de mise en abyme. 

Par le biais d’une polyphonie immersive et du son spatialisé, le spectateur est amené vers une perte de repères, un état où l'extérieur devient intérieur, tout en gardant son côté enveloppant, mystérieux et inaccessible.

(Alessandro De Cecco)

Lire la suite

27
Nov.

 

affiche butty

Lire la suite

11
Nov.

Entretien à trois voix à la recherche de nouvelles réponses

présenté par Martina Della Casa et Paola Codazzi

  Affiche GR Bale web 1000px

Lire la suite

23
Oct.

Le Groupe de recherche "Gide Remix" de l'Université de Haute-Alsace est de retour avec un deuxième cycle de conferérences/performances consacré à la pensée et à l'œuvre de l'écrivain. Un programme éclectique, qui invite à (re)découvrir Gide sous un autre jour. 

Axé l’année dernière sur les liens entre Gide et la botanique, la bande dessinée, le théâtre, la musique, la photographie… et permettant l'exploration de ces différents univers, le cycle 2019-2020 compte renouer avec la prose gidienne dans toutes ses formes.

À vos agendas  !

Premier rendez-vous : 18 novembre 2019 - Société d'études françaises de Bâle (Université de Bâle, 18h15).

 

programme GR 2019 20 recto web 1000px

programme GR 2019 20 verso web 1000px copia2 

Lire la suite

24
Mai.

Le 24 mai 2019 a eu lieu la sixième (et dernière) rencontre du cycle de conférences / performances « Gide Remix ». Organisée en collaboration avec la Mairie de Mulhouse, la soirée s’est déroulée dans le magnifique cadre offert par la chapelle Saint-Jean, bâtiment historique datant du XIIIe siècle. Parmi les statues en marbre et les fresques anciennes, la scène a été pensée dans les moindres détails, en fonction d’un espace qu’il fallait faire vivre, vibrer au son de plusieurs voix.
 
 

IMG 3518©LMN

 

« Je sens que j’aurais eu des moyens quant à la voix et aux intonations », note André Gide dans son Journal en 1942, exprimant un nostalgique regret à l’égard d’une possible carrière d’acteur. Illusion, peut-être. Mais une illusion qui devient bien réelle grâce au travail de Paola Fossa (Université de Haute-Alsace), Sara Sorrentino – une jeune actrice de Gênes (Italie) – et Delfina Parodi (violoncelliste). L’ambition de leur projet n’est pas de revenir sur les rapports de l’écrivain avec le théâtre, qui ont déjà fait l’objet de plusieurs articles et réflexions critiques, sans oublier le colloque organisé par Vincenzo Mazza en 2017 à Paris. L’idée est plutôt de porter Gide au théâtre, à partir d’une réflexion autour de la notion, centrale, de dialogue : dialogue entre les différents mouvements d’écriture, entre les langues, ainsi qu’entre les mots et les notes. L’original français – lu par Sarah Rossa – et sa traduction italienne se font alors écho ; la parole et la musique se répondent, transportant le spectateur dans un univers poétique, enchanteur, où le temps semble suspendu. La vieille horloge à droite de la scène est là pour confirmer cette sensation...

 

IMG 3520©LMN

 

C’est pendant ses deux premiers voyages en Italie que Gide rédige Les Nourritures terrestres, où convergent des éléments tirés de son journal de voyage et de ses lettres. L’œuvre est ici restituée au contexte dans lequel elle a mûri grâce au travail de Gianni d’Elia, lui-même poète et écrivain (Nutrimenti terrestri, 1994). Paola Fossa a longuement expliqué les raisons ayant motivé le choix de cette traduction lors du débat qui a suivi la performance. Ce moment d’échange, animé par Clara Debard (Université de Lorraine) – à laquelle on doit, entre autres, l’édition commentée de l’Œdipe de Gide – a été particulièrement intéressant. Il a, en effet, permis de regarder derrière le rideau, dans les coulisses du spectacle, dont la construction a demandé plusieurs mois. Le mot de  construction s’avère particulièrement approprié pour décrire le travail accompli par Paola Fossa et Sara Sorrentino, qui ont coupé le texte original par étapes successives. Pas de réécriture, mais une reprise fidèle d’extraits des Nourritures terrestres : les séquences où le regard du narrateur est tourné vers l’extérieur ont été privilégiées, dans le but d’attirer l’attention du public sur la progression du récit. Délaisser les livres – symboliquement jetés par terre au cours de la représentation – pour s’aventurer à la découverte de la variété du monde, avec désir, ferveur, joie et volupté : c’est ce message libérateur que la mise en voix proposée a réussi à restituer splendidement.


Mise en voix à laquelle la musique participe pleinement à son tour. Avec son timbre chaud, le violoncelle – loin d’être un pur élément d’accompagnement – dit ce qui n’est pas écrit. Delfina Parodi a choisi librement les morceaux à jouer, après avoir lu le texte de Gide. Elle a privilégié des compositeurs modernes dans le but de mettre en avant l’actualité, et l’originalité, de la mise en scène. « Le premier morceau est de Benjamin Britten » – explique-t-elle – « et par la reprise d’une même cellule musicale, le son du violoncelle se rapproche de très près de la voix humaine. C’est cette similarité qui m’intéressait tout particulièrement ». Au programme, il y a aussi un morceau de Bach, qui se veut comme un hommage aux goûts de l’écrivain. Gide le mentionne dans « Les personnalités dont s’est formée la mienne », une liste de diz-neuf noms insérée dans le Journal en 1894. 

 

IMG 3466©LMN

 

Ti parlerò di tutto / Je te parlerai de tout : c’est bien la présence de Gide lui-même qui demeure ici essentielle. Comment l’écrivain Prix Nobel de Littérature 1947 parvient-il encore à nous parler ? Tout en gardant son accent particulier, sa voix se métamorphose, se multiplie, se diffuse, enveloppant le spectateur. On ne peut pas s’empêcher de se mettre dans la peau de Nathanaël, ce qui nous immerge dans l’esprit du livre et rend la lecture émouvante. Plus que d’une lecture, il s’agit cependant d’une relecture : on reconnaît le texte des Nourritures et en même temps, on a le sentiment d’écouter quelque chose de différent. Alors que le narrateur suggère à son jeune disciple de « jeter [son] livre », à la fin du spectacle, on a plutôt envie de reprendre l’œuvre de Gide en main, pour en saisir à nouveau toutes les nuances. L’écoute appelle donc à la reprise réflexive, ou encore à la (re)découverte. Cette représentation nous rappelle que Les Nourritures terrestres n’ont rien perdu de leur force et de leur intensité.

  

 Paola Codazzi

 

Lire la suite

24
Mai.

Gide & le théâtre

présénté par Paola Fossa

Lieu : Chapelle Saint-Jean, Mulhouse | 19h

 

Affiche Gide Remix Theatre

Lire la suite

30
Avr.

Le 30 avril 2019 a eu lieu la cinquième rencontre du cycle de conférences / performances « Gide Remix », organisé par l’Université de Haute-Alsace. La soirée s’est déroulée dans les serres de la Pépinière municipale, exceptionnellement ouvertes au public. L’entretien, animée par Martina Della Casa, a été suivi par une promenade ponctuée de lectures. 

Un compte-rendu de la soirée est disponible sur le site de la Fondation Catherine Gide (ici). 

Pour prolonger la réflexion...

BASTIDE, Roger, « André Gide jardinier », in Anatomie d’André Gide [1972], Paris, L’Harmattan, 2006, p. 25-37.
 
KRZYWKOWSKI, Isabelle, « La source et le marécage : le jardin dans les récits d’André Gide », Université Grenoble Alpes, La Réserve – Archives des articles en libre accès

MASSON, Pierre, « Production – reproduction : l’intertextualité comme principe créateur dans l’œuvre d’André Gide », in Raimund Thies et Hans T. Siepe (éds), Le Plaisir de l’intertexte, Actes du colloque de l’Université de Duisburg, Frankfurt am Main, Peter Lang, 1986, p. 209-226.

MASSON, Pierre, « Les trois grains d’André Gide », Bulletin des Amis d’André Gide, numéro 131-132, octobre 2001, p. 407-419.

MASSON, Pierre, « L’arbre jusqu’aux racines ou la Querelle du peuplier », Bulletin des Amis d’André Gide, numéro 145, janvier 2005, p. 23-28.

MICHEL, Eugène, « “Un arbre qui marche...” : approche de la botanique chez Goethe et Gide », Bulletin des Amis d’André Gide, numéro 126-127, avril 2000, p. 325-329.

MOUTOTE, Daniel, Les Images végétales dans l’œuvre d’André Gide, Paris, Presses Universitaires de France, 1970.

REID, Victoria, « Scientific Curiosity », in André Gide and Curiosity, Amsterdam & New York, Rodopi, 2009, p. 143 et sq.

TILBY, Michael, « Gide et le désordre du récit : fiction et botanique dans Isabelle », Bulletin des Amis d'André Gide, numéro 131-132, juillet-octobre 2001, p. 523-549.

 WITTMANN, Jean-Michel « À l’ombre du platane de Taine », in Gide politique. Essai sur Les Faux-monnayeurs, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 87-118.

À feuilleter...

Les Jardins d’André Gide, texte de Mic CHAMBLAS-PLOTON, photographies de Jean-Baptiste LEROUX, avec une préface de Claude MARTIN, Paris, Éditions du Chêne, 1998.

 

Lectures 

Les Caves du Vatican (1914) 

  Mme Amédée Fleurissoire, née Péterat, sœur cadette de Véronique Armand-Dubois et de Marguerite de Baraglioul, répondait au nom baroque d’Arnica. Philibert Péterat, botaniste assez célèbre, sous le Second Empire, par ses malheurs conjugaux, avait, dès sa jeunesse, promis des noms de fleurs aux enfants qu’il pourrait avoir. Certains amis trouvèrent un peu particulier le nom de Véronique dont il baptisa le premier ; mais lorsqu’au nom de Marguerite, il entendit insinuer qu’il en rabattait, cédait à l’opinion, rejoignait le banal, il résolut, brusquement rebiffé, de gratifier son troisième produit d’un nom si délibérément botanique qu’il fermerait le bec à tous les médisants.  

 arnica

  Peu après la naissance d’Arnica, Philibert, dont le caractère s’était aigri, se sépara d’avec sa femme, quitta la capitale et s’alla fixer à Pau. L’épouse s’attardait à Paris l’hiver, mais aux premiers beaux jours regagnait Tarbes, sa ville natale, où elle recevait ses deux aînées dans une vieille maison de famille. Véronique et Marguerite mi-partissaient l’année entre Tarbes et Pau. Quant à la petite Arnica, méconsidérée par ses sœurs et par sa mère, un peu niaise, il est vrai, et plus touchante que jolie, elle demeurait, été comme hiver, près du père.
  La plus grande joie de l’enfant était d’aller herboriser avec son père dans la campagne ; mais souvent le maniaque, cédant à son humeur chagrine, la plantait là, partait tout seul pour une énorme randonnée, rentrait fourbu, et sitôt après le repas, se fourrait au lit sans faire à sa fille l’aumône d’un sourire ou d’un mot. Il jouait de la flûte à ses heures de poésie, rabâchant insatiablement les mêmes airs. Le reste du temps il dessinait de minutieux portraits de fleurs.
  Une vieille bonne, surnommée Réséda, qui s’occupait de la cuisine et du ménage, avait la garde de l’enfant ; elle lui enseigna le peu qu’elle connaissait elle-même. À ce régime, Arnica savait à peine lire à dix ans. Le respect humain avertit enfin Philibert : Arnica entra en pension chez Mme Veuve Semène qui inculquait des rudiments à une douzaine de fillettes et à quelques très jeunes garçons.
  Arnica Péterat, sans défiance et sans défense, n’avait jamais imaginé jusqu’à ce jour que son nom pût porter à rire. Elle eut, le jour de son entrée dans la pension, la brusque révélation de son ridicule ; le flot de moqueries la courba comme une algue lente ; elle rougit, pâlit, pleura ; et Mme Semène, en punissant d’un coup toute la classe pour tenue indécente, eut l’art maladroit de charger aussitôt d’animosité un esclaffement d’abord sans malveillance. 
  Longue, flasque, anémique, hébétée, Arnica restait les bras ballants au milieu de la petite classe, et quand Mme Semène indiqua : « Sur le troisième banc de gauche, mademoiselle Péterat », la classe repartit de plus belle en dépit des admonestations.
  Pauvre Arnica ! la vie n’apparaissait déjà plus devant elle que comme une morne avenue bordée de quolibets et d’avanies.

 

Les Nourritures terrestres (1897) 

  Nathanaël, je te raconterai les plus beaux jardins que j’ai vus :
 À Florence, on vendait des roses : certains jours la ville tout entière embaumait. Je me promenais chaque soir aux Cascines et le dimanche aux jardins Boboli sans fleur.

 

IMG 4628

Détail de la fontaine de Narcisse dans le parc des Cascines à Florence 
(© Les Jardins d’André Gide)


  À Séville, il y a, près de la Giralda, une ancienne cour de mosquée ; des orangers y poussent par places, symétriques ; le reste de la cour est dallé ; les jours de grand soleil, on n’y a qu’une petite ombre restreinte ; c’est une cour carrée, entourée de murs ; elle est d’une grande beauté ; je ne sais pas t’expliquer pourquoi.
  Hors de la ville, dans un énorme jardin clos de grilles, croissent beaucoup d’arbres des pays chauds ; je n’y suis pas entré, mais, à travers les grilles, j’ai regardé ; j’ai vu courir des pintades et j’ai pensé qu’il y avait là beaucoup d’animaux apprivoisés.
  Que te dirais-je de l’Alcazar ? jardin semblant de merveille persane ; je crois, en t’en parlant, que je le préfère à tous les autres. J’y pense, en relisant Hafiz :


                  Apportez-moi du vin
                  Que je tache ma robe,
                  Car je chancelle d’amour
                  Et l’on m’appelle sage.

  Des jeux d’eaux sont préparés dans les allées ; les allées sont dallées de marbre, bordées de myrtes et de cyprès. Des deux côtés sont des bassins de marbre, où les amantes du roi se lavaient. On n’y voit d’autres fleurs que des roses, des narcisses et des fleurs de laurier. Au fond du jardin, il y a un arbre gigantesque, où l’on se figure un bulbul épinglé. [...]
  À Grenade, les terrasses du Généraliffe, plantées de lauriers-roses, n’étaient pas fleuries lorsque je les vis ; ni le Campo Santo de Pise ; ni le petit cloître de Saint-Marc, que j’aurais souhaité plein de roses. Mais à Rome, le Monte Pincio, je l’ai vu dans la plus belle saison. Durant les après-midi accablantes, on y venait chercher de la fraîcheur. Demeurant auprès, je m’y promenais chaque jour. J’étais malade et ne pouvais penser à rien ; la nature me pénétrait ; aidé par un trouble des nerfs, je ne sentais parfois plus à mon corps de limites ; il se continuait plus loin ; ou parfois, voluptueusement, devenait poreux comme un sucre ; je fondais. [...] Ô terrasses ! Terrasses, d’où l’espace s’est élancé. Ô navigation aérienne !…
  J’aurais voulu, la nuit, rôder dans les jardins Farnèse ; mais on n’y laisse pas pénétrer. Admirable végétation sur ces ruines dissimulées. 
  À Naples, il y a des jardins bas qui suivent la mer comme un quai et laissent entrer le soleil ;
  à Nîmes, la Fontaine, pleine d’eaux claires canalisées ;
  à Montpellier, le jardin botanique. Je me souviens qu’avec Ambroise, un soir, comme aux jardins d’Académus, nous nous assîmes sur une tombe ancienne, qui y est tout entourée de cyprès ; et nous causions lentement en mâchant des pétales de roses. [...]
  À Tunis, il n’y a pas d’autre jardin que le cimetière. À Alger, au jardin d’Essai (des palmiers de toute espèce), j’ai mangé des fruits que je n’avais auparavant jamais vus. Et de Blidah ! Nathanaël, que te dirai-je ?
  Ah ! douce est l’herbe du Sahel ; et tes fleurs d’orangers ! et tes ombres ! suaves les odeurs de tes jardins. Blidah ! Blidah ! petite rose ! au début de l’hiver, je t’avais méconnue. Ton bois sacré n’avait de feuilles que celles qu’un printemps ne renouvelle pas ; et tes glycines et tes lianes semblaient des sarments pour la flamme. La neige descendue des montagnes t’approchait ; je ne pouvais me réchauffer dans ma chambre, et moins encore dans tes jardins pluvieux. [...]
  Blidah ! Blidah ! fleur du Sahel ! petite rose ! Je t’ai vue tiède et parfumée, pleine de feuilles et de fleurs. La neige de l’hiver avait fui. Dans ton jardin sacré luisait mystiquement ta mosquée blanche et la liane ployait sous les fleurs. Un olivier disparaissait sous les guirlandes qu’une glycine lui faisait. L’air suave apportait le parfum qui s’élevait des fleurs d’orangers et même des mandariniers grêles embaumaient. Du plus haut de leurs hautes branches, les eucalyptus délivrés laissaient tomber leur vieille écorce ; elle pendait, protection usée, comme un habit que le soleil rend inutile, comme ma vieille morale qui ne valait que pour l’hiver.

 

IMG 4629

(© Les Jardins d’André Gide)

 

 

  Jardins de Biskra.

 Le temps gris d’aujourd’hui ; mimosas parfumés. Tiédeur mouillée. Des gouttes épaisses ou larges, flottantes, et comme en formation dans l’air… Elles s’arrêtent aux feuilles, les chargent, puis tombent brusquement.
  ...Je me souviens d’une pluie d’été ; – mais était-ce encore de la pluie ? – ces gouttes tièdes qui tombèrent, si larges et pesantes, sur ce jardin de palmes et de jour vert et rose, si lourdes que des feuilles et des fleurs et des branches roulèrent comme un don amoureux de guirlandes défaites à foison sur les eaux. Les ruisseaux entraînaient les pollens pour des fécondations lointaines ; leurs eaux étaient troubles et jaunes. Dans les bassins les poissons se pâmaient. On entendait au ras de l’eau l’éclosion de la bouche des carpes.
  Avant la pluie, le vent du midi qui râlait avait enfoncé dans la terre une très profonde brûlure, et les allées maintenant s’emplissaient de vapeur sous les branches ; les mimosas ployaient, comme abritant les bancs où s’étalait la fête. – C’était un jardin de délices ; et les hommes vêtus de lainages, les femmes en haïks rayés, attendaient que l’humidité les pénétrât. Ils restaient comme auparavant sur les bancs, mais toutes les voix s’étaient tues, et chacun écoutait les gouttes de l’averse, laissant l’eau, passagère au milieu de l’été, alourdir les étoffes et laver les chairs proposées. – La moiteur de l’air, l’importance des feuilles étaient telles que je restais assis sur ce banc auprès d’eux, sans résistance pour l’amour. – Et quand, la pluie passée, les branches seules ruisselèrent, alors chacun ôtant ses souliers, ses sandales, palpa de ses pieds nus cette terre mouillée, dont la mollesse était voluptueuse.

 

L’Immoraliste (1902) 

  Marceline, cependant, qui voyait, avec joie ma santé enfin revenir, commençait depuis quelques jours à me parler des merveilleux vergers de l’oasis. Elle aimait le grand air et la marche. La liberté que lui valait ma maladie lui permettait de longues courses dont elle revenait éblouie ; jusqu’alors elle n’en parlait guère, n’osant m’inciter à l’y suivre et craignant de me voir m’attrister au récit de plaisirs dont je n’aurais pu jouir déjà. Mais, à présent que j’allais mieux, elle comptait sur leur attrait pour achever de me remettre. Le goût que je reprenais à marcher et à regarder m’y portait. Et dès le lendemain nous sortîmes ensemble.
  Elle me précéda dans un chemin bizarre et tel que dans aucun pays je n’en vis jamais de pareil. Entre deux assez hauts murs de terre, il circule comme indolemment ; les formes des jardins que ces hauts murs limitent, l’inclinent à loisir ; il se courbe ou brise sa ligne ; dès l’entrée, un détour nous perd ; on ne sait plus ni d’où l’on vient, ni où l’on va. L’eau fidèle de la rivière suit le sentier, longe un des murs ; les murs sont faits avec la terre même de la route, celle de l’oasis entière, une argile rosâtre ou gris tendre, que l’eau rend un peu plus foncée, que le soleil ardent craquelle et qui durcit à la chaleur, mais qui mollit dès la première averse et forme alors un sol plastique où les pieds nus restent inscrits. – Par-dessus les murs, des palmiers. À notre approche, des tourterelles y volèrent. Marceline me regardait.
  J’oubliais ma fatigue et ma gêne. Je marchais dans une sorte d’extase, d’allégresse silencieuse, d’exaltation des sens et de la chair. À ce moment, des souffles légers s’élevèrent ; toutes les palmes s’agitèrent et nous vîmes les palmiers les plus hauts s’incliner ; – puis l’air entier redevint calme, et j’entendis distinctement, derrière le mur, un chant de flûte. – Une brèche au mur ; nous entrâmes.
  C’était un lieu plein d’ombre et de lumière ; tranquille, et qui semblait comme à l’abri du temps ; plein de silences et de frémissements, bruit léger de l’eau qui s’écoule, abreuve les palmiers, et d’arbre en arbre fuit, appel discret des tourterelles, chant de flûte dont un enfant jouait. Il gardait un troupeau de chèvres ; il était assis, presque nu, sur le tronc d’un palmier abattu ; il ne se troubla pas à notre approche, ne s’enfuit pas, ne cessa qu’un instant de jouer.
  Je m’aperçus, durant ce court silence, qu’une autre flûte au loin répondait. Nous avançâmes encore un peu, puis :
  « Inutile d’aller plus loin, dit Marceline ; ces vergers se ressemblent tous ; à peine, au bout de l’oasis deviennent-ils un peu plus vastes… » Elle étendit le châle à terre :
  « Repose-toi. »
 Combien de temps nous y restâmes ? je ne sais plus ; – qu’importait l’heure ? Marceline était près de moi ; je m’étendis, posai sur ses genoux ma tête. Le chant de flûte coulait encore, cessait par instants, reprenait ; le bruit de l’eau… Par instants une chèvre bêlait. Je fermai les yeux ; je sentis se poser sur mon front la main fraîche de Marceline ; je sentais le soleil ardent doucement tamisé par les palmes ; je ne pensais à rien ; qu’importait la pensée ? je sentais extraordinairement.
  Et par instants, un bruit nouveau ; j’ouvrais les yeux ; c’était le vent léger dans les palmes ; il ne descendait as jusqu’à nous, n’agitait que les palmes hautes…

 

PH 04 002

(© Fondation Catherine Gide)

 

Voyage au Congo (1926)

  Levés avant cinq heures. Thé sommaire. On plie bagages. Sur l’arène, derrière la maison, sont groupés nos porteurs (60 hommes, plus un milicien, un guide indigène, nos deux boys et le cuisinier ; plus encore trois femmes, accompagnant le milicien et le guide). Le chef est venu nous dire adieu. Clair de lune brumeux. Nous partons dans la douteuse clarté d’avant l’aube, précédant le gros de la troupe, avec nos boys, nos tipoyeurs, le guide, le garde, et les porteurs de nos sacs.
  L’interminable forêt met à l’épreuve notre inépuisable patience. [...] Forêt des plus monotones, et très peu exotique d’aspect. Elle ressemblerait à telle forêt italienne, celle d’Albano par exemple, ou de Némi, n’était parfois quelque arbre gigantesque, deux fois plus haut qu’aucun de nos arbres d’Europe, dont la cime s’étale loin au-dessus des autres arbres, qui, près de lui, paraissent réduits en taillis. Les troncs de ces derniers, à demi couverts de mousse, semblent des troncs de chênes-verts, ou de lauriers. Les petites plantes vertes qui bordent la route rappellent nos myrtilles ; d’autres, les « herbes à Circé » ; tout comme, dans le marigot d’avant-hier, des plantes d’eau rappelaient nos épilobes et nos balsamines du Nord. Nos châtaignes ne sont pas moins bizarres, pas moins belles que ces graines dont on ne voit à terre que les cosses velues. Pas de fleurs. [...] À l’extrémité du parcours, le terrain, jusqu’alors parfaitement plan, dévale faiblement jusqu’à une petite rivière peu profonde, ombragée ; l’eau claire coule sur un lit de sable blanc. Nos porteurs se baignent.

 

423125

Ministère de la Culture - Médiathèque du Patrimoine,
Dist. RMN-Grand Palais / Marc Allégret

 

 

  

 Paola Codazzi

 

Lire la suite

30
Avr.

Gide & la botanique

présénté par Martina Della Casa

Lieu : La Pépinière municipale, Mulhouse | 18h30

 

Affiche Gide botanique web copia

Lire la suite

03
Avr.

Le 2 avril 2019 a eu lieu la quatrième rencontre du cycle de conférences / performances « Gide Remix », organisé par l’Université de Haute-Alsace à l’occasion du 150ème anniversaire de la naissance de l’écrivain. La soirée s’est déroulée sur le campus La Fonderie, ancien bâtiment industriel qui accueille aujourd’hui les salles de cours et la bibliothèque de la Faculté des Sciences économiques, sociales et juridiques. C’est justement au niveau de la bibliothèque que le public a eu l’occasion de visiter l’exposition réalisée par un groupe d’élèves de terminale du lycée professionnel privé Joseph Cluny de Mulhouse en collaboration avec les membres du groupe de recherche « Gide Remix ».

 

IMG 3431

 ©PC

Au cours de la soirée, Roseline Liechty – professeure au lycée Cluny et co-présidente du Salon photo de Riedisheim – est revenue sur les origines du projet : une réflexion sur le métier d’écrivain et sur son évolution. Du mois d’octobre au mois de mars, les élèves ont observé en classe une série d’images provenant des archives de la Fondation Catherine Gide, en s’interrogeant sur la manière dont l’auteur montre son visage à la caméra. Ils en ont retenu des constantes, qu’ils ont soit repris, soit remis en cause, en se glissant dans la peau du « contemporain capital ». André Gide hier et aujourd’hui : tel est le fil rouge qui parcourt l’exposition, où l’un des auteurs les plus photographiés en son temps rencontre notre époque (et ses jeunes lecteurs).

Gestes et outils, méthodes et habitudes : ces mots-clés ont servi de guide aux élèves pour repenser le quotidien du travail de Gide. La cigarette est toujours présente, le sourire presque jamais au rendez-vous, car comme le rappelle quelqu’un : « Gide est toujours très sérieux, même quand il travaille avec ses amis ». Or, s’il est vrai que l’écriture représente pour l’auteur un plaisir intime, solitaire, sa pensée s’épanouit dans l’échange, dans le partage, qui représente un moment essentiel de son processus créateur. Suivant cette piste de réflexion, les élèves ont essayé, par l’image, de mettre en valeur la notion de dialogue, qui apparaît pour l’auteur, à la fois comme un mode de vie et une forme de l’esprit. Et cela dans une perspective résolument moderne : le papier  sur lequel l’écriture de Gide court « fine, généreuse, très dessinée » (Peter Schnyder) – est supplanté par l’ordinateur, ou par le portable, capturant le regard du créateur et de ses amis. Le choix des objets a été fait par les élèves, qui se sont laissés guider par un souci d’actualisation, dans le but de créer un effet de contraste. Mais l’expérience du shooting – réalisé dans le studio mis à disposition par L’Aronde de Riedisheim – a montré que les avis étaient plutôt partagés. Un exemple : la tenue vestimentaire. Quelqu’un est arrivé avec un manteau gris, jamais porté en classe, probablement guidé par un souci de mimétisme. Un autre, entré dans la salle en t-shirt sportif et baskets, plusieurs bagues sur le même doigt, répond ainsi à la provocation d’un camarade : « Gide n’aurait jamais pensé que quelqu’un ose faire cela ». 

 

                                             IMAG1       IMAG2 

                                              IMAG3        IMAG4

©Archives Fondation Catherine Gide & Gide remix

Sans intention parodique, mais avec audace, les élèves jouent avec l’image de Gide, la manipulent, la rendent souple. L’exposition se compose sous forme de puzzle : le présent se juxtapose au passé, le portrait à la parole. Des extraits des œuvres de l’écrivain, ou encore des témoignages de ses contemporains accompagnent le spectateur dans la visite : avec un naturel qui était le produit d’un grand art et parallèlement d’une profonde sincérité envers lui-même, il se présente comme un « homme qui s’est donné la peine d’être ce meilleur homme qu’un homme puisse être » (pour reprendre les mots de Maurice Sachs). Si les contours de cette figure restent insaisissables, les différents éléments contribuent à la composition d’une image éclatée, mais parfaitement fidèle et cohérente. Roselyne Liechty, qui a guidé ses élèves tout au long du projet – avec le support constant des membres du groupe de recherche « Gide remix » – a tenu à souligner le difficile travail fait pour harmoniser l’ensemble. Son expérience de photographe l’a amenée à privilégier la création d’une série : les prises de vue en studio forment un tout unitaire, créant un effet intéressant lorsqu’elles se trouvent à côté de photos d’archives qui représentent des intérieurs et des extérieurs. Décider de varier le décor, avec une session en plein air, aurait eu comme seul résultat de compromettre la réussite du projet, qui est loin de se fonder sur la pure imitation. Il s’agit à la fois de pénétrer l’univers des archives, pour en découvrir les trésors cachés, et de les rendre vraiment vivantes, à travers leur réinterprétation.  

 

Senza titolo  ©PC

Animée par Dominique Massonnaud, membre du groupe « Gide Remix », la soirée a été un véritable moment d’échange, avec une participation active des protagonistes. « Pour moi » – affirme une élève – « Gide réussit vraiment à être unique, à être différent. Son image est celle d’un écrivain hors normes ». Comment ne pas entendre, dans cette phrase, un écho du célèbre « Je ne suis pas pareil aux autres » ? Aucun des élèves impliqués dans le projet ne connaissait Gide avant d’en voir, en classe, l’image. Il n’y a pas lieu de se désespérer, car quelqu’un, parmi le public, avoue timidement avoir pris en bibliothèque l’un de ses livres, pour apprendre à mieux le connaître. L’écrivain avait bien dit qu’il allait gagner son procès en appel...

 

 Paola Codazzi

 

Lire la suite

02
Avr.

Gide & la photographie

présénté par Dominique Massonnaud

Lieu : La Fonderie, Mulhouse | 18h30

 

Affiche Gide Remix Photo copia

Lire la suite

19
Mar.

Le 4 mars 2019 a eu lieu la quatrième rencontre du cycle de conférences / performances « Gide Remix », organisé par le Groupe de recherche éponyme. La soirée s’est déroulée dans la galerie de la Maison Engelmann, lieu incontournable de la ville de Mulhouse, où la littérature (Librairie 47 degrés Nord) côtoie les délices de la table (Engel’s coffee Mamma Mozza). Pour le public venu nombreux, ce moment d’échange a été l’occasion de re-découvrir – littérairement et littéralement – Les Nourritures terrestres d’André Gide. 

IMG 3346 copia

 ©PF

 La faim & ses différentes significations

Dans « L’écrivain comme fantasme », Roland Barthes raconte cette petite anecdote concernant Gide :

Un carnet dans la poche et une phrase dans la tête (tel je voyais Gide circulant de la Russie au Congo, lisant ses classiques et écrivant ses carnets au wagon-restaurant en attendant les plats ; tel je le vis réellement, un jour de 1939, au fond de la brasserie Lutétia, mangeant une poire et lisant un livre).

Contemporains décalés, les deux écrivains ne pourront jamais s’assoir à la même table. Quelques années plus tard, en revanche, René Étiemble – alors âgé de trente-sept ans – a la chance de partager avec Gide un repas au Cataract Hôtel, à Assouan. Dans son journal, en 1946, il note :

Gide mange, et repique au plat, d’un appétit qui me navre à la fois et me comble d’espérance. Avec un pareil estomac, je le vois vivre centenaire et m'en réjouis, mais j’aimerais qu’un homme si sensible à Chopin, à la beauté des corps, à celle du langage, résistât mieux à la laideur de ce menu.

Ces mots d’Étiemble sont particulièrement frappants. Le portrait qu’il dessine – Gide apparaît insatiable, famélique, vorace – ne colle nullement à la description que l’écrivain fait de lui-même quelques années plus tard seulement. Considérons ce passage célèbre d’Ainsi-soit-il ou Les Jeux sont faits, texte posthume de 1952 : 

J’ai fait connaissance d’un mot qui désigne [l’état dont je souffre] ; un très beau mot : anorexie. De an, privatif, et oregomai, désirer. Il signifie : absence d’appétit (« ce qu’il ne faut pas confondre avec le dégoût » [...]). Ce terme n’est guère employé que par des docteurs ; n’importe : j’en ai besoin. Que je souffre d’anorexie, c’est trop dire : le pire c’est que je n’en souffre presque pas ; mais mon inappétence physique et intellectuelle est devenue telle que parfois je ne sais plus bien ce qui me maintient encore en vie sinon l’habitude de vivre.

Pourquoi discuter d’anorexie à l’occasion d’une soirée consacrée à Gide et à la gastronomie ? Peu importe de savoir si l’écrivain mangeait peu ou beaucoup, et donc si Étiemble avait ou n’avait pas raison. C’est la définition du terme anorexie qui est intéressante. Gide distingue en effet deux univers, que les intervenants de cette soirée se proposent de placer au cœur de la réflexion : l’esprit, d’une part, le corps, de l’autre. 

Pour le jeune Gide, les nourritures livresques, voire spirituelles, ont été durablement les seules nourritures. C’est pourquoi, dans son œuvre, l’écriture de la faim est d’abord d’ordre symbolique, ainsi que Stéphanie Bertrand l’a bien montré (lien à l'article). « Malheur à ceux qui n’ont faim précisément pour le plat que le temps nous présente », écrit-il en 1905. Pour ce qui est du deuxième niveau, c’est-à-dire celui du corps, il faut considérer ce que Gide raconte dans son autobiographie à propos de son enfance : « Mes parents avaient donné la veille un dîner ; j’avais bourré mes poches de friandises du dessert ; et, ce matin-là, sur mon banc, je faisais alterner le plaisir avec les pralines » (Si le grain ne meurt, 1924). Le lien entre nourriture et volupté est évident. Sans oublier cet autre passage, où l’auteur décrit l’étouffant milieu littéraire parisien et la portée bouleversante de son premier voyage africain : « Je fus sauvé par gourmandise. » 

Mais la gourmandise est aussi, et surtout, l’attitude de se tourner vers la nourriture par pure envie. On retrouve ici la signification première de la « faim », voire du désir de manger. Pour Gide, celui-ci a (presque) toujours partie liée avec le voyage, surtout dans son œuvre fictionnelle. Le principe est très simple : à la maison, on mange, quand on la quitte, on a faim. Et pour quelqu’un qui hait les familles – d’après le cri célèbre des Nourritures – le fait d’« avoir faim » est quelque chose de positif. Bernard, jeune bâtard des Faux-monnayeurs, s’adresse ainsi à son père : « L’idée de vous devoir quoi que ce soit m’est intolérable et je crois que, si c’était à recommencer, je préférerais mourir de faim plutôt que de m’asseoir à votre table. » Faire le choix de la faim, c’est refuser la certitude, l’immobilisme, et opter pour l’aventure, l’errance... Il faut donc apprendre à « connaître sa faim » – c’est ce qu’affirme Lafcadio (Les Caves du Vatican) – et l’entretenir, sans jamais l’éteindre.

Dans Les Nourritures terrestres, toutes ces différentes déclinaisons de la faim se croisent et se fondent harmonieusement. Il s’agit d’un livre qui est plein de parfums, de saveurs et de couleurs. Mais aussi de désir, d’appétit et de curiosité. En présentant un choix d’extraits significatifs, Augustin Voegele a su révéler la complexité qui caractérise cette œuvre, où le Je goûte les livres pour ensuite les délaisser, et se tourner vers les délices du palais, voire du corps. Par ses commentaires, toujours ponctuels, il a également bien préparé les esprits – et les estomacs – à la suite de la soirée. 

IMG 3358 copia

Augustin Voegele et Paola Codazzi (©PF)

Des mots & des mets

Qui dit gastronomie, dit curiosité, inspiration, et bien sûr, imagination. N’est-ce pas là l’univers propre à toute démarche créative ? C’est le point de vue de Francesco, chef cuisinier du restaurant Mamma Mozza, auquel les membres du groupe de recherche « Gide Remix » ont lancé un défi bien difficile : élaborer un menu unique à partir des aliments cités par Gide dans Les Nourritures terrestres. 

 

IMG 3387 copia ©PF

L’expérience de la transformation des produits bruts en véritables plats est vécue dans toute son ampleur, mais sans excès : ce qui reste au centre de la recherche de Francesco est le goût, qui doit être le plus possible authentique. Des cuissons longues et à basse température, donc, et un assaisonnement très léger, pour savourer la fraîcheur des fruits, les protagonistes du livre et du buffet. La culture arabe se mêle à la tradition italienne, ce qui donne lieu à des réinterprétations tout aussi originales que réussies : le café noir bu à Biskra par le narrateur des Nourritures donne au dessert un goût amer tout à fait inattendu ; le kirsch arrose un délicat sorbet au citron ; la grenade accompagne une gelée de concombre... Les échanges se poursuivent, autour d’une tasse de thé aux pétales de roses, ou d’une tisane au gingembre et miel, dans une atmosphère chaleureuse et amicale. La littérature se fait expérience, et invite à la réflexion.

***

C’est un nouveau visage de l’écrivain et de son œuvre que cet événement « Gide Remix », entre les lignes et les tables, nous invite à découvrir. Les Nourritures terrestres nous dévoilent un univers à déguster, avec les cinq sens. Et comme cette soirée le prouve, le plaisir est à partager.

 Paola Codazzi

 

Lire la suite

04
Mar.

Gide & la gastronomie
Les Nourritures terrestres (1897) prises au mot

présenté par Augustin Voegele


Lieu : Maison Engelmann, Mulhouse | 20h

 

 

Affiche Gide remix NT bd web

Lire la suite

05
Fév.

Le 5 février 2019 a eu lieu à Mulhouse la deuxième soirée du cycle de conférences / performances « Gide Remix », organisé par le Groupe de recherche éponyme. La rencontre s’est déroulée dans la galerie de la Maison Engelmann – le cadre idéal pour ce moment unique de création et de réflexion. Les différents invités sont venus à tour de rôle sur le devant de la scène pour mettre à l’honneur – en mots aussi bien qu’en notes – la figure et l’œuvre d’André Gide.

Pourquoi André Gide, et pourquoi Gide remix ? Pour Pierre Thilloy, la question n’a rien de banal. Le compositeur s’est souvent laissé inspirer par l’écrivain : on lui doit notamment la partition intitulée Ainsi soit-il, la pièce pour quatuor à cordes et récitant Notes sur Chopin, la musique pour le film Voyage au Congo de Marc Allégret (1925), ou encore l’opéra Les Faux-monnayeurs. « Il ne s’attache à rien ; mais rien n’est plus attachant que sa fuite » : cette phrase, prononcée par Laura au sujet d’Édouard, pourrait bien figurer comme devise pour Pierre Thilloy, dont l’œuvre aspire à créer des ponts entre le passé et le présent. En effet, le désir de rendre hommage à ce grand auteur du XXe siècle se lie toujours à la volonté de l’actualiser, voire de « le faire exister, aujourd’hui, de manière concrète ». 

C’est en plein dans cette perspective que s’inscrit la soirée du 5 février, où le public – venu très nombreux – a eu l’occasion d’écouter un concert mélangeant, ou plutôt remixant, les genres classiques et pop. Pierre Thilloy n’est pas le seul à avoir répondu à l’appel de l’écrivain, qui exhorte son lecteur à collaborer, à mettre en jeu sa curiosité et son imagination. Stéphane Escoms – musicien provenant du monde du jazz – et AELLE – chanteuse d’origine alsacienne – ont relevé, eux aussi, le défi de donner à Gide une voix différente, aux accents résolument contemporains. 

 

IMG 3282

Le quatuor à cordes KIARAMONTES, AELLE et Stéphane Escoms 
(©PC)

 

La voix d’AELLE interroge le public : « Va-t-elle me reconnaître ? » Pour la première chanson, Pierre Thilloy reprend un extrait de La Symphonie pastorale. Il s’agit précisément de la note du 24 mai : au lendemain de l’opération grâce à laquelle Gertrude recouvre la vue, l’angoisse s’empare du pasteur, qui confie à son journal sa peur de ne plus être aimé. Celle qui, jusqu’alors, ne l’a regardé qu’avec son cœur va enfin se réveiller de son sommeil noir et découvrir son visage. C’est la tension inscrite dans l’écriture gidienne que la musique restitue par ses vibrations. Une tension qui trouve écho dans les aquarelles de Paola Travers, inspirées par la figure de Gertrude. Le spectateur se trouve alors interpellé à la fois par l’ouïe et par la vue, les deux sens qui dominent, de manière très contrastée, le récit de Gide. 

 


IMG 4041

Paola Travers (©PC)

 

La soirée continue sur les notes d’une chanson composée par Stéphane Escoms. Emporté par le rythme de l’accordéon, le public reconnaît la fin de Paludes. Pourtant, le mot de fin risque d’être inapproprié dans ce contexte, car la sotie est bien loin d’être close « comme un œuf ». Le silence qui suit la dernière ligne du récit – « J’écris Polders... » – n’est qu’un silence provisoire, rompu par trois courts textes : « Envoi », « Alternative » et « Table des phrases les plus remarquables de Paludes ». Véritable œuvre en devenir, Paludes ne se referme pas : Gide encourage son lecteur à s’emparer du livre et, par un regard toujours neuf, à lui donner une éternelle modernité. Stéphane Escoms met en pratique l’invitation offerte par l’auteur et réinterprète de manière originale de ces beaux vers : « Aussi depuis notre infortune / Moi je préfère la bonne lune ».

La troisième chanson reprend, elle aussi, des vers. AELLE s’est en effet inspirée des Poésies d’André Walter, recueil attribué à l’auteur des Cahiers et publié à titre posthume nous dit-on, en 1892. Partant de textes considérés aujourd’hui comme mineurs, AELLE nous invite non tant à (ré)découvrir Gide poète – voire Gide auteur de poèmes –, mais plutôt à réfléchir au fait que pour lui, comme pour Édouard, « rien d’a existence que poétique ». Un autre aspect de la personnalité et de la pensée de cet écrivain protéen se révèle ainsi au public, qui se trouve transporté en dehors des chemins traditionnels de la critique littéraire. Le texte n’apparaît plus comme le but ultime de la réflexion, mais il est considéré comme un tremplin pour aller plus loin, là où la littérature rencontre la musique et où le classique rencontre la pop...

Philippe Olivier, écrivain et historien de la culture, revient sur ce sujet dans l’entretien qui ponctue le concert. Aux questions de Gilles Million – Directeur de la Confédération de l’Illustration et du Livre –, il répond citant des pages peu connues du Journal, sans oublier la correspondance et les Mémoires. Il nous convie ainsi à pénétrer dans l’univers musical de Gide, du puritanisme de l’enfance – « Ma mère tenait la musique de Chopin pour “malsaine” » (Si le grain ne meurt, 1924) – à la félicité éprouvée lors de certains récitals, félicité qu’il ne retrouvait nulle part ailleurs. 



IMG 3246
Philippe Olivier, Gilles Million et Pierre Thilloy (©PC) 


Au cours de l’entretien, qui se déroule dans une atmosphère conviviale, Philippe Olivier nous apprend aussi qu’en dépit des apparences, Gide ne méprisait pas complètement la musique populaire, qu’il eut l’occasion d’écouter lors de ses nombreux voyages. De même, la musique populaire s’est intéressée à Gide. Le groupe anglais nommé The Vatican Cellars l’atteste1 – les chansons de Pierre Thilloy, Stéphane Escoms et AELLE le confirment : la voie est ouverte pour de nouvelles expérimentations, pour de nouvelles pistes de recherche. À la fin de cette soirée, le spectateur quitte donc la salle avec plus de questions que de réponses. Ce qui, à coup sûr, n’aurait pas déplu à Gide.

Paola Codazzi

1 À ce sujet, voir l’article d’Augustin Voegele dans Gide de A à Z.

Lire la suite

23
Jan.

Vous trouverez en bas de cette page plusieurs ressources critiques en ligne sur cette oeuvre. Elles figurent en couleur.

Dans une enquête de la revue Les Marges sur l’homosexualité en littérature, le critique Jean de Gourmont écrivait en avril 1926 à propos du Corydon de Gide : « C’est contre ce sentiment d’humiliation et de dégoût de soi-même que Corydon, se sentant fort de l’assentiment de ses disciples, a réagi intellectuellement, en transposant cette humiliation en orgueil. » (Cahiers GKC no 19, 167) Ce qui pouvait peut-être encore se comprendre comme un défi en 1926, deux années à peine après la publication de la première édition de Corydon mise dans le commerce, apparaît davantage aujourd’hui, près d’un siècle plus tard, à l’heure des queer studies, comme une banalité si l’on considère le changement d’attitude de la société vis-à-vis de l’homosexualité. Gide, qui a maintes fois déclaré combien Corydon lui était cher, allant même jusqu’à affirmer à la fin de sa vie, dans sa préface à la traduction américaine, qu’il était « le plus important de [s]es livres » (RR II, 171), n’aura malheureusement pas vu l’aboutissement de son combat puisqu’il meurt moins d’une décennie après l’introduction dans le code pénal, par le régime de Vichy, de l’ordonnance rétablissant la sanction pénale de l’acte homosexuel avec un mineur de 18 à 21 ans, législation discriminante qui restera en vigueur jusqu’en 1982, soit trente ans après la mort de Gide, date à laquelle la France retirera enfin l’homosexualité de la liste des maladies mentales.

À tel point qu’il est possible de discerner dans le processus décrit par Jean de Gourmont (la transposition de l’humiliation vécue par les homosexuels en orgueil) l’embryon de ce qui finira par prendre la forme de la gay pride (« l’orgueil homosexuel ») à partir des années 1970 dans les grandes villes de la plupart des pays occidentaux. La remarque de Gourmont anticipe donc avec cinquante années d’avance, à son corps défendant bien sûr, une des stratégies auxquelles les homosexuels ont eu recours afin de conquérir leur place dans la société, phénomène que le critique anglais Jonathan Dollimore a décrit dans son ouvrage Sexual Dissidence sous le nom de « transgressive reinscription ». Cela consiste, pour un groupe discriminé, à renverser la norme établie pour la réinvestir d’un message positif transgressant cette même norme et permettant à la honte de l’homosexuel, par exemple, de se métamorphoser en orgueil, procédé que le narrateur de Corydon, précurseur de la critique du genre – qui l’eût cru ? – décrivait lui-même : « – Vous cultivez votre bizarrerie [« queerness » en anglais], et, pour n’en être plus honteux, vous vous félicitez de ne vous sentir pas pareil aux autres » (RR, 68). Ainsi, si l’on en croit le critique des Marges, le Corydon de Gide aurait apporté une pierre à l’édifice qui mettra près d’un siècle à se construire dans l’adversité et les drames (songeons au sort des homosexuels pendant la Seconde Guerre mondiale, à ceux des pays communistes, puis à l’épidémie du sida, etc.).

Plus encore que les deux pamphlets contre le colonialisme et que ceux dénonçant le régime communiste en URSS, Corydon aura joué un rôle fondamental dans la prise de conscience, durant l’entre-deux guerres, de l’existence de l’injustice sociale. Il pose aussi les prémisses d’une identité homosexuelle, même si le livre est loin d’attirer de nos jours, hormis les travaux du regretté Alain Goulet, toute l’attention qu’il mériterait de recevoir en dépit de ses faiblesses. De tous les ouvrages de Gide réédités de nos jours, Corydon est sans doute celui qui recueille le moins la faveur des lecteurs et des professionnels de la littérature. Les représentants de l’Éducation Nationale lui préfèrent régulièrement Les Faux-Monnayeurs pour les épreuves du baccalauréat ou de l’agrégation, les chercheurs spécialistes des queer studies se tournent plus volontiers vers L’Immoraliste ou les premiers récits de l’écrivain, tandis que les textes autobiographiques, le journal et la correspondance, à la suite des travaux de Philippe Lejeune et d’Éric Marty, sont en passe d’éclipser le reste de la production gidienne dans le champ de la critique littéraire contemporaine. Depuis ses débuts, et jusqu’à nos jours, Corydon semble ainsi frappé du sceau de l’infamie : trop scandaleux pour la société des années de l’entre-deux guerres, résolument dépassé pour ceux du début du XIXe siècle, le livre n’a jamais trouvé son lectorat. Gide l’avait-il pressenti, lui qui parlait de Corydon comme d’un « terrible livre » (Corr. Ghéon, II, 754) ? Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit sans aucun doute d’une œuvre capitale dans la trajectoire de l’écrivain, pivot central autour duquel s’organise tout le reste de sa production littéraire, livre de combat s’il en est, produit de sa prise de conscience du poids de la différence, témoignage de la lutte que l’écrivain aura mené sa vie durant contre les injustices sociales quelles qu’elles soient, au point d’y consacrer sa carrière et d’y sacrifier parfois sa réputation, son mariage, ses amis, n’hésitant pas à devenir celui « qui irait au-devant de l’attaque ; qui, sans forfanterie, sans bravade, supporterait la réprobation, l’insulte » (RR, 67), en somme « une victime expiatoire prédestinée », pour reprendre le mot du fidèle ami Roger Martin du Gard (RR, 1175).

Le silence éloquent et inexpliqué de Gide lors du procès et de la condamnation d’Oscar Wilde en 1895, au moment où la presse française regorge d’articles pour ou contre cet autre martyr homosexuel que fut l’écrivain irlandais, peut-il expliquer en partie le fait que Gide ait finalement pris le risque, trente ans plus tard, de faire don de sa personne pour l’avancement de la cause homosexuelle ? L’allusion au procès de Wilde dans l’incipit de Corydon le laisse penser, et il n’est pas exclu qu’il ait fallu tout ce temps à Gide pour se remettre du scandale de 1895 et du choc que le sort vécu par Wilde a pu provoquer chez lui, et pour tenter ensuite d’organiser une riposte, même si les velléités d’écrire sur la question homosexuelle semblent apparaître quelques mois plus tôt sous la plume de l’écrivain. Dès 1894, en effet, au sortir d’une lecture des Perversions de l’instinct génital d’Albert Moll, l’auteur de La Tentative amoureuse déclarait à son confident de l’époque Eugène Rouart : « J’écrirais quelque chose de rudement mieux sur ce sujet, il me semble » (Corr. Rouart, I, 182). Le choix du mode conditionnel dans la phrase indique cependant combien le projet est encore hypothéqué à toutes sortes de réserves et d’appréhensions que le procès et la condamnation de Wilde l’année suivante ne vont que renforcer. Si Gide parvient à les dépasser en partie pour se lancer finalement dans la rédaction d’un premier texte en 1909, ses inquiétudes n’ont pas disparu pour autant, ainsi qu’il l’exprime dix ans plus tard dans une lettre à Dorothy Bussy, alors qu’il s’apprête à faire imprimer de manière anonyme un tirage à 21 exemplaires des deux premiers dialogues, réservés à quelques rares intimes et à lui-même, la plus grande partie de ces exemplaires ayant fini dans un tiroir : « La partie que je m’apprête à jouer est si dangereuse que je ne la puis gagner sans doute qu’en me perdant moi-même » (RR, 1172). De façon significative, la genèse et l’histoire éditoriale de Corydon racontent le long et douloureux cheminement de son auteur jusqu’au moment où il se décidera enfin à donner de son texte sous son nom une édition moins confidentielle au printemps 1924, décision qui n’est sans aucun doute nullement étrangère au fait que Proust ait lui-même fait paraître les deux tomes de son Sodome et Gomorrhe quelques mois plus tôt. On sait combien Gide se sentait révulsé par la figure des « sodomites » et des « invertis » proustiens, à laquelle il opposait celle du « pédéraste », qu’il revendiquait lui-même, convaincu que la vision proustienne de l’homosexualité ne pouvait qu’induire le public en erreur et perpétuer en son sein un jugement défavorable vis-à-vis des homosexuels.

Corydon est donc à replacer entre les deux figures tutélaires de l’homosexualité dans la littérature européenne du début du XXe siècle : Oscar Wilde et Marcel Proust. Entre 1895 et 1924, pour reprendre les mots de Gide, « combien d’arrêts, de réticences et de détours » (RR, 59) l’entreprise n’a-t-elle pas subi ! C’est que son auteur ne se place pas sur le plan de la littérature, même s’il s’inspire, dans son troisième dialogue notamment, des œuvres de Virgile, Longus, Montesquieu, Goethe, Gourmont et Barrès, pour ne citer qu’eux. Son discours s’inspire davantage de celui du naturaliste cherchant à intégrer l’homosexualité dans l’ordre des phénomènes présents dans la nature en tous lieux et à toutes les époques. Plus encore que la représentation littéraire que Proust vient de donner de l’homosexuel dans Sodome et Gomorrhe, c’est celle véhiculée par une littérature scientifique dégageant « une intolérable odeur de clinique » (RR, 73) que l’écrivain rejette (de fait, le personnage éponyme accusé de « penchants dénaturés » a fait de « brillantes » études de médecine, apprend-on dès la première page du texte). Mais Gide n’est pas médecin, et ses tentatives successives pour élaborer des démonstrations parfois fastidieuses ont pu décourager ses lecteurs les plus sensibles (« C’est que je m’adresse et veux m’adresser à la tête et non point au cœur », J1, 685), et encourager au contraire ses détracteurs les plus cyniques. Pour le lecteur contemporain, le style et l’approche de Corydon tiennent plus de la prose de Remy de Gourmont dans son Essai sur l’instinct sexuel que du discours des sciences sociales auxquelles on songerait de prime abord lorsqu’on aborde le sujet de l’homosexualité.

Gide reste pourtant avant tout un littéraire, un écrivain pétri de culture classique (Aristote, Platon, Diodore de Sicile, Plutarque figurent dans le texte) et, de bien des manières, le projet de Corydon trouve tout naturellement sa place dans sa trajectoire littéraire et dans la dimension autobiographique qui traverse son œuvre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’élaboration de Corydon suit de près celle de Si le grain ne meurt, et si l’histoire éditoriale des deux textes est intimement liée (la seconde édition anonyme de Corydon et celle tout aussi confidentielle des sept premiers chapitres de Si le grain ne meurt sortent toutes deux des presses de l’imprimerie Sainte-Catherine à Bruges au printemps 1920). Dans Corydon, Gide ne prétend pas « parler en spécialiste, mais en homme » (RR, 73). Convaincu que « tout homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition » et que le lecteur se reconnaîtra dans le portrait qu’il fait de lui-même, ne procède-t-il pas de la même manière dans son autobiographie, et bien avant celle-ci, dans certains de ses récits comme L’Immoraliste ? Le ton du récit de Corydon se rapproche davantage de celui de Michel dans le récit de 1902 que de l’ironie de Paludes ou des Caves du Vatican. Du reste, Gide l’annonce clairement dans sa préface à l’édition de 1924 : « Je n’écris pas pour amuser et prétends décevoir dès le seuil ceux qui chercheront ici du plaisir, de l’art, de l’esprit ou quoi que ce soit d’autre enfin que l’expression la plus simple d’une pensée très sérieuse. » (RR, 60) C’est peut-être justement à cause de l’absence « du plaisir, de l’art, de l’esprit » qui caractérisent si souvent les œuvres de Gide, et de la volonté affichée par l’auteur d’y paraître au contraire le plus « sérieux » possible, que Corydon peut décevoir les lecteurs contemporains, qui lui préféreront la représentation grotesque, certes, mais qu’on peut néanmoins juger divertissante d’un Charlus et d’un Jupien chez Proust.

Peut-être Gide avait-il saisi toute la difficulté de sa tâche dans Corydon : démontrer de façon quasi scientifique le caractère éminemment naturel de l’homosexualité, ou en tout cas d’une certaine forme d’homosexualité, celle du pédéraste attiré par de jeunes adolescents (on s’étonnera d’ailleurs de la répugnance de Gide à l’égard des « sodomites » et des « invertis »). Si le narrateur ne trouve pas chez Corydon « ces marques d’efféminement que les spécialistes retrouvent à tout ce qui touche les invertis », c’est que Corydon est pédéraste (RR, 63). L’idiosyncrasie sexuelle de l’écrivain a sans aucun doute joué un rôle non négligeable dans l’image « socratique » ou « virgilienne » que Gide a donné de l’homosexualité dans Corydon. C’est aussi ce qui explique que le texte ne soit pas toujours vu d’un très bon œil par les représentants des études de genre et des queer studies, qui jugent la position de Gide à la fois restrictive et intolérante, et qui lui préfèrent de loin la vision moins discriminatoire d’un Proust dans Sodome et Gomorrhe ou d’un Genet dans Querelle de Brest.

Dans Corydon, le lecteur sera parfois surpris d’entendre le personnage éponyme reprocher à l’homosexualité « ses dégénérés, ses viciés et ses malades » (RR, 74). Curieuse manière de prendre la défense de l’homosexualité ! Mais Gide n’échappe pas toujours aux préjugés de son époque (comment le pourrait-il ?), et, aussi surprenant que cela puisse paraître, on trouve dans son œuvre des traces d’homophobie refoulée.

Là n’est pas, toutefois, le plus intéressant : ce qui retient l’attention, c’est le fait que Corydon soit entièrement constitué d’un dialogue sur le livre que le lecteur est censé lire un jour, et dont il ne lira en fait que l’avant-texte. Si l’on songe inévitablement à Paludes et aux Faux-Monnayeurs, ce procédé laisse surtout entendre que le plaidoyer gidien en faveur de la pédérastie est en fait inachevé, Gide en étant resté aux prolégomènes : en d’autres termes, Corydon dénoncerait (et tenterait d’excuser) ses propres faiblesses. Tout au long des quatre dialogues qui composent ce symposium moderne, Corydon et son interlocuteur évoquent dans le détail un livre dont toutes les composantes ont certes été longuement pensées et élaborées (jusqu’aux moindres éléments du paratexte, semble-t-il : « ce sont deux phrases que je veux épingler en épigraphe », RR, 78), mais qui reste encore à écrire. Ainsi Corydon est-il à la fois un livre fini (ces interviews imaginaires que nous avons entre les mains) et un livre à venir. Échappant à l’accomplissement et au pouvoir irrévocable et réducteur des mots imprimés sur le papier, ce work-in-progress refuse d’être figé dans le langage, de même que l’identité homosexuelle résiste à toute cristallisation verbale. Dans Si le grain ne meurt, l’écrivain décrit cette double résistance des mots et de la chose homosexuelle : « Lorsque ensuite je fus mieux instruit, […] j’ai pu sourire des immenses tourments que de petites difficultés me causaient, appeler par leur nom des velléités indistinctes encore et qui m’épouvantaient parce que je n’en discernais point le contour » (VS, 269). Corydon conserve des traces de cette difficulté à cerner les contours d’une identité transgressive. La prose sinueuse de Gide peut se lire comme la manifestation d’un processus que les psychologues spécialistes des questions d’identité sexuelle désignent sous le nom de fluidité sexuelle (« sexual fluidity »), et montre combien l’univers de la sexualité échappe aux structures du langage parlé et écrit. En ce sens, Corydon demeure très proche des œuvres les plus représentatives de Gide, celles où le grand écrivain se montre assailli par le doute, disant une chose puis son contraire, pesant le pour et le contre, tentant d’exprimer dans ses moindres détails toute la complexité de l’âme humaine. Dans la langue même de Corydon, cette dynamique se trahit souvent par l’utilisation simultanée du futur (« dans mon livre, je laisserai [ma pensée] tout naturellement découler des prémisses que nous avons tout à l’heure posées », RR, 124) et du conditionnel présent (« je voudrais, dans mon livre, ne recourir à la vertu qu’en dernier ressort », RR, 128).

Ainsi, si le propos de Gide dans Corydon a bel et bien vieilli avec le temps, et semble dépassé depuis les années 1960, la forme du texte demeure d’une étonnante modernité, à l’image des textes les plus audacieux de l’écrivain. Au tout début du troisième dialogue, Corydon note que « l’importance d’un nouveau système proposé, d’une nouvelle explication de certains phénomènes, ne se mesure point uniquement à son exactitude, mais bien aussi, mais bien surtout, à l’élan qu’elle fournit à l’esprit pour de nouvelles découvertes, de nouvelles constatations... » (RR109). Si les propos de Gide dans Corydon ne sont pas d’une exactitude sans faille, tant s’en faut, au moins auront-ils fourni à l’esprit des générations suivantes un élan indispensable pour progresser sur la voie de la libération sexuelle.

Frédéric CANOVAS

Bibliographie raisonnée

Ahlstedt, Eva, André Gide et le débat sur l’homosexualité, Göteborg, Acta Universitatis Gothoburgensis, 1994.

Amadieu Jean-Baptiste, « Corydon de Gide devant les tribunaux catholiques », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 2012, p.93-119.  

Canovas, Frédéric, « De l’allusion à l’aveu : genèse d’un vice », dans Bulletin des Amis d’André Gide, no 150, avril-juin 2006, p. 203-233.

Courouve, Claude, « Les vicissitudes de Corydon », dans André Gide, Corydon, Paris, Gallimard, « folio », 1991.

Dollimore, Jonathan, Sexual Dissidence : Augustine to Wilde, Freud to Foucault, New York/Oxford, Oxford University Press, 1991.

El Sokati Chahira Abdallah, André Gide au miroir de la critique : Corydon entre œuvre et manifeste, thèse de doctorat en littérature soutenue à l'Université Paris-Est en 2011 sous la direction de François Dachet. 

Goulet Alain. « Le dossier préparatoire de Corydon», Bulletin des Amis d'André Gide n° 155, juillet 2007, p.392-439. 

Goulet Alain, «Lettres recueillies par André Gide dans son dossier:" Corydon "», Bulletin des Amis d'André Gide n°155, juillet 2007, p. 442-450. 

Goulet, Alain, Notice et notes de Corydon, dans André Gide, Romans et récits, œuvres lyriques et dramatiques, vol. 1, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 1162-1200.

Goulet, Alain, Notice de Corydon, dans Pierre Masson et Jean-Michel Wittmann (éds.), Dictionnaire Gide, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 102-104.

Goulet, Alain, Les Corydon d’André Gide, Paris, Orizons, 2014.

Legrand, Justine, André Gide : de la perversion au genre sexuel, Paris, Orizons, 2012.

Lucey, Michael, Gide’s Bent : Sexuality, Politics, Writing, New York/Oxford, Oxford University Press, 1995.

Masson Pierre, « Corydon, texte littéraire ? », Bulletin des Amis d'André Gide, n°189-190, printemps 2016, p. 71-86. 

Moutote, Daniel, « Corydon en 1918 », dans Bulletin des Amis d’André Gide, no 78-79, avril-juin 1988, p. 9-24.

Nazier, François, L’Anti Corydon (essai sur l’inversion sexuelle), Paris, Éditions du siècle, 1924.

Nemer, Monique, Corydon citoyen : essai sur André Gide et l’homosexualité, Paris, Gallimard, 2006.

Pollard, Patrick, André Gide. Homosexual Moralist, New Haven/London, Yale University Press, 1991.

Porché, François, L’Amour qui n’ose pas dire son nom (Oscar Wilde), Paris, Grasset, 1927.

Roulin Jean-Marie, « La camera oscura d’André Gide, ou l’écriture du plaisir homosexuel », Studi Francesi [Online], 170 (LVII | II) | 2013. (version papier p. 385-395).

Segal, Naomi, André Gide : Pederasty and Pedagogy, London, Clarendon Press, 1998.

Lire la suite

22
Jan.

Gide & la musique
ou comment remixer un classique dans l’air du temps

présenté par Pierre THILLOY

Lieu : Maison Engelmann, Mulhouse | 19h

 

affiche gide musique bd

Lire la suite

11
Déc.

Gide, Vielé-Griffin et les Entretiens politiques et littéraires

La libération du vers est le grand combat esthétique de Vielé-Griffin dans les années 1885 à 1890. C’est un long et patient travail qui passe d’abord par le « vers libéré », dépouillé des contraintes qui le sclérosent et le transforment en pur exercice d’école, avant d’aboutir au « vers polymorphe ». La défense du vers libre et de la laisse analytique fonde l’identité de la poésie symboliste en répondant aux attentes d’une jeunesse désabusée par les vaines virtuosités et les conceptions positivistes de leurs aînés. La quête de formes neuves leur semble un moyen approprié pour exprimer leurs désirs, leurs rêves et leurs états d’âme. Cette esthétique favorise la suggestion et la musicalité de rythmes inédits et laisse large place à l’imaginaire personnel et au renouvellement du langage et des mythes que l’on aurait pu croire désuets et usés pour avoir trop servi. Vielé-Griffin publie son manifeste du vers libre en préface au recueil Joies (1889), dont la simplicité et l’inspiration souvent euphorique, qui s’appuie sur la réécriture de chansons anciennes, tranchent sur l’hermétisme et le ton spleen étique des recueils contemporains. Il en précise la portée et la signification : « nulle forme fixe n’est plus considérée comme le moule nécessaire à l’expression de toute pensée poétique ». Et il ajoute même : « L’Art ne s’apprend pas seulement, il se recrée sans cesse ; il ne vit pas que de tradition, mais d’évolution ». Si le renouvellement de la littérature a un caractère iconoclaste, évident dans le vers libre, davantage que dans l’écriture artiste ou le culte du mot rare, il s’inscrit forcément dans une histoire et une filiation qui lui donnent sens. L’étiquette de « décadents » ou d’« empoisonneurs » dont les élites affublent la génération nouvelle paraît donc d’autant plus mal venue qu’elle masque les vrais enjeux du débat. Les diffamations de la presse quotidienne et les caricatures dont elle déforme la jeunesse littéraire nécessitent la réplique d’une « campagne affirmatrice ». Vielé-Griffin décide de créer une « feuille de combat » qui prendra d’abord la forme d’un pamphlet sans périodicité régulière, mais renouvelable « au gré des événements » (mars 1890). Ce sont les Entretiens politiques et littéraires, conçus avec Régnier et Paul Adam, auxquels se joint vite Bernard Lazare. La nécessité aidant, ils deviennent le mois suivant une revue mensuelle, ou plutôt un « fumoir spéculatif » livré à l’humeur des collaborateurs, peu nombreux mais très réactifs, et voué à la défense de la liberté du vers et à la dénonciation de toutes les contraintes superflues. Son ouverture aux théories anarchistes, sur lesquelles la revue fait volte-face après les attentats aveugles et meurtriers de 1892, s’inscrit dans le discours d’une génération qui oppose, selon Pierre Quillard, l’héroïsme de l’esthète en quête d’une « forme nouvelle de beauté » aux « préoccupations des contingences transitoires ». La publication du Traité du Narcisse (Théorie du Symbole) en tête des Entretiens prend donc le sens d’un manifeste, assez proche des proclamations esthétiques d’un Stuart Merrill, certes personnel à Gide avec la triple référence à la Bible, à l’Antiquité grecque et au Poète, mais dont il lui faudra assez vite se démarquer, même s’il lui restera en partie fidèle.

Gide, Vielé-Griffin et L’Ermitage

L’installation du poète en Touraine et les voyages de Gide espacent leurs relations qui restent amicales et dont témoigne leur correspondance. Vielé-Griffin continue de défendre la cause du vers libre dans les revues d’avant-garde et même dans L’Écho de Paris où il participe chaque quinzaine à une campagne poétique en alternance avec Régnier (1895-1896). En janvier 1897, il est l’instigateur d’une très vive « protestation » de la jeune génération contre La Plume dont les chroniqueurs naturistes ont injurié Mallarmé. Cette lettre ouverte paraît dans le Mercure avec les signatures de Gide, Valéry, Schwob et Verhaeren, mais curieusement sans la sienne. La même année, sont publiées Les Nourritures terrestres et le recueil de Vielé-Griffin La Clarté de vie, une ode lumineuse à la vie et à la nature sous forme de poèmes lyriques et narratifs qui s’inscrivent dans le légendaire. Vielé-Griffin salue leur proximité : « nos routes se croisent souvent comme deux bras d’une rivière, l’une lente et propice aux reflets, l’autre impétueuse et qui mire en forêt tragique les calmes peupliers de la digue ». Pour Gide, La Clarté de vie porte une « radieuse parole » et éblouit comme une « trop céleste lumière », mais il en préfère les amples poèmes narratifs aux courts récitatifs. La publication des « Lettres à Angèle » dans L’Ermitage à partir de juillet 1898 impose un type nouveau de critique, différent autant de la chronique que du feuilleton, ressemblant à une conversation entre amis et laissant le temps au lecteur de doser et de formuler sa pensée. Aux yeux de Vielé-Griffin, cette forme nouvelle de maïeutique pourrait ressusciter les essais des Entretiens, à une époque où la cause du vers libre semble gagnée, mais où il reste encore des combats à mener. Le plus urgent semble de dénoncer les vanités du naturisme, qui enferme la poésie dans les limites du régionalisme et de l’art social. Il faut aussi fonder une revue adaptée à l’évolution des formes et des idées, ce que n’est plus L’Ermitage, essoufflé après neuf ans d’âge, hésitant sur la voie à suivre et privé d’un animateur. Il lui faut un entraîneur et une équipe sûre et rétrécie pour promouvoir l’art nouveau. Vielé-Griffin, dans sa lettre ouverte (novembre 1898), appelle Gide à être ce « directeur de nos consciences » à la fois porteur d’idées et éveilleur des autres dont il aiderait à développer leur « liberté de pensée ». L’Ermitage de 1899 devient le lieu où s’expérimente la littérature et où s’élabore une réflexion esthétique qui n’aboutit qu’au temps de La NRF.

Les éloignements de la maturité

Dans les années 1900, Vielé-Griffin diversifie ses entrées dans les revues, se montrant plus rares dans L’Ermitage, dont il assure cependant la chronique poétique (1905-1906), et plus présents à L’Occident et à La Phalange. Dans L’Occident, il publie un article sur L’Immoraliste dont la « rigide conception classique » le frappe autant que le caractère déroutant du héros. C’est « l’apologie implicite d’une morale nécessaire » et l’affirmation de la sociabilité humaine, du « devoir pour l’homme de ne rien renier de son sang, de sa race, de sa terre ». Les relents barrésiens de sa critique ne troublent pourtant pas Gide qui lui écrit y avoir puisé un « admirable réconfort ». Il réserve aussi à L’Occident le long article théorique en deux volets où il présente sous pseudonyme sa conception de la poésie : « Le Vers libre et la strophe analytique » (1905). Dans La Phalange, organe du néo-symbolisme, il rappelle des souvenirs des Entretiens et des premiers temps d’une aventure intellectuelle désormais achevée. Après l’échec d’une fusion entre La Phalange et Antée, Gide l’invite à collaborer à La NRF. Dans sa première contribution (juin 1909), Vielé-Griffin prévoit d’évoquer le souvenir de Swinburne dont l’œuvre lui est chère sous la forme familière d’une lettre à Gide, qui mêlerait les deux écrivains dans un même éloge. Mais il préfère renoncer au procédé quand il comprend qu’il est contraire à l’éthique de la revue. Après la guerre, leurs liens s’estompent sans jamais se rompre et leurs lettres, même plus rares, témoignent encore d’une reconnaissance commune.

Pierre Lachasse

Lire la suite

11
Déc.

L’Éclairant Malentendu de La Double Maîtresse

L’affaire trop fameuse de l’éreintement de La Double Maîtresse empoisonne la postérité au-delà de l’histoire des relations entre Gide et Régnier dont elle fige et fausse brutalement les postures. Certes, elle anticipe une rupture prochaine et répète deux ans plus tard le coup d’éclat spectaculaire contre Barrès à l’occasion des Déracinés. Gide se sépare de ceux qui ont accompagné ses débuts littéraires comme Nathanaël apprend à brûler tous les livres qui le détournent de sa voie propre. Il n’empêche que son article de La Revue blanche est à ce point hâtif et maladroit qu’il le regrettera aussitôt et tentera en vain d’en corriger les effets. Il repose sur trois principes majeurs : la détestation du libertinage, le rejet de tout écrit qui s’apparente à la littérature commerciale et l’exigence de la composition. Les deux premiers points se réfèrent à l’idéal esthétique d’une écriture qui suggère plutôt qu’elle n’exprime, selon la leçon reçue de Mallarmé. Le troisième l’amène à critiquer la désorganisation de La Double Maîtresse fondée sur l’entrecroisement narratif de deux histoires qui « ne se rejoignent pas » et sur la conduite d’un récit qui ressemble à un « jeu de jonchets ». Or les subtilités structurelles du roman de Régnier sont celles qu’il mettra lui-même en pratique dans Les Caves du Vatican en brisant la routine de la narration linéaire. Mais le sujet du roman ni sa publication en feuilleton dans la presse quotidienne ni même sa construction ne suffisent à expliquer cette injuste critique. Gide est dérouté par la volte-face de Régnier dont le nouveau livre souffre de la comparaison avec la « grave Hertulie » et avec les récits du Trèfle blanc nés « sous la pression d’une sorte d’intime exigence ». Il l’est aussi par ses détours récurrents vers le passé, réel ou fantasmé. Régnier, de son côté, montre une susceptibilité dont la vivacité surprend, mais rappelle celle qui, la même année, provoque sa rupture avec Vielé-Griffin, l’ami de toujours. La Double Maîtresse, loin d’être une œuvre commerciale, répond à une nécessité intime de son auteur, comme le montre sa longue gestation. Le roman met en place un paysage imaginaire qui prend en charge sur les modes lyrique, narratif et ironique les élans et les réticences de son univers intérieur. Le livre témoigne aussi probablement de l’état de ses relations avec Marie et il y a beaucoup de lui dans le pauvre Galandot dépeint avec un cruel détachement. Ce n’est pas le simple « amusement d’auteur » qu’y voyait Gide, même s’il paraît largement jubilatoire, au moins pour le lecteur. La querelle doit être replacée dans le contexte de leurs parcours individuels et dans les mutations de la littérature qui au tournant du siècle, avec la crise des valeurs symbolistes, cherche d’autres voies à explorer. Cette conjonction pourrait presque suffire, du reste, à l’expliquer. Pour tous deux, le temps est venu de passer aux œuvres de la maturité en concevant une forme personnelle propre à exprimer ce qu’ils n’ont pas encore réussi à dire. Ainsi le double passage de Gide au cycle des « récits » et de Régnier à l’écriture de romans, « costumés » ou « modernes », traduit-il une mutation générationnelle commune à la plupart des anciens Symbolistes. Pour le reste, leurs parcours diffèrent notamment par leur relation à la société en place. La NRF réduit Régnier au statut d’écrivain mondain fréquentant les salons et couronnant sa carrière par l’Académie et le feuilleton du Figaro. Avec la maturité et l’évolution des groupes littéraires et des idées, se façonnent des clichés dont le temps ne se défera jamais tout à fait. 

D’un excès critique à l’autre

À une caricature en succède une autre, plus injuste encore. L’histoire des relations entre Gide et Régnier se fige en une hostilité partie muette, partie cruelle jusqu’à la démesure. Dans son feuilleton du Figaro (1920-1936), Régnier fait preuve dans l’ensemble d’une minutieuse attention aux œuvres et aborde une multitude de sujets, en dehors même de la littérature pure. La teneur des chroniques n’est évidemment pas de même nature que celle des revues d’avant-garde, ne serait-ce qu’en raison de leur lectorat spécifique. Mais la critique de Régnier est attendue et compte pour son sérieux et la finesse de son regard. Son attitude négative à l’égard des livres de Gide n’en est que plus surprenante, comme s’il s’agissait de vider un contentieux jamais soldé. Il fait l’impasse sur Si le grain ne meurt et Les Faux-monnayeurs et son unique critique directe porte sur La Symphonie pastorale, une « historiette édifiante » d’un manque « à peu près complet d’intérêt ». Comme c’est l’usage, il fait précéder la recension du dernier livre de l’auteur par une rapide analyse de ses publications antérieures. Il rappelle le « jeune homme curieux et austère » qui « portait de longs cheveux et tenait d’ordinaire un livre sous son bras » dont il fut l’ami, et son goût « pour les campagnes normandes et les horizons d’Algérie et de Tunisie ». Il garde un bon souvenir de ses premiers livres, mais juge les Nourritures d’une verve « un peu raisonneuse et un peu sèche » et avoue son malaise devant les soties. En revanche, il place très haut les « récits », qui, à eux seuls, justifient sa « sympathie critique ». Par la suite, Régnier n’évoque plus Gide que de biais. Sa recension des Jugements d’Henri Massis (1924) marque une brutale aggravation de son hostilité : « j’ai peine à m’intéresser à l’œuvre et à la personnalité de M. André Gide », « un écrivain correct et patient » dont les « livres les mieux réussis ont je ne sais quoi de morne, de chétif, de facticement sobre ». Il ne souscrit, toutefois, pas à l’épithète de « démoniaque » dont l’affuble Massis. Il récidive avec un surcroît d’hostilité à la parution d’André Gide de Paul Souday (1927), pour dénoncer les « élucubrations absurdes » des Caves du Vatican et des Faux-monnayeurs et les « pages dégoûtantes » de Si le grain ne meurt : « Comment M. Paul Souday s’est-il laissé prendre à la médiocrité prétentieuse de ce médiocre prosateur ? » Entre temps, la vente de ses éditions originales lui a inspiré l’envoi ironique de ses Proses datées : « à André Gide pour sa prochaine vente ».

Revenir aux œuvres

Pour les jeunes intellectuels des années 1890, les vers libres des Poèmes anciens et romanesques et de Tel qu’en songe ouvrent un univers nouveau, aussi loin des solennités parnassiennes que des prosaïsmes naturalistes. La place accordée au mythe et à l’imaginaire, l’horizon de rêve et d’intemporalité qu’ils dessinent brisent la lourdeur d’une réalité sans enjeu et donnent le sentiment que la littérature peut se réinventer. L’œuvre symboliste de Régnier illustre cette attente générationnelle et complète l’enseignement reçu aux mardis de Mallarmé. Gide, comme d’autres, se plaît à ses poèmes qu’il n’oubliera pas dans son Anthologie, et à ses contes, ceux du Trèfle noir où se reconnaît sa sensibilité juvénile, et ceux du Trèfle blanc qui signent la conversion définitive de Régnier au classicisme. Après La Double Maîtresse, qu’il jugera plus tard un « livre exquis » en se repentant d’avoir obéi à son « besoin de réaction », il exprime en public son goût pour « Le Rival », l’un des contes des Amants singuliers, et en privé, ce qui surprend davantage, pour Les Rencontres de M. de Bréot, l’un des romans « costumés ». Quant à Régnier, moins admiratif certes, mais reconnaissant, il apprécie les contes poétiques en prose de Gide, comme La Tentative amoureuse et El Hadj, puis les « récits » dont l’un, Isabelle, rappelle les paysages fantasmés de ses livres et annonce « Le Pavillon fermé », l’une de ses Histoires incertaines. Il faut croire que leur empathie devait être bien forte au moment de leur voyage en Bretagne pour songer à composer chacun un « Barbe-Bleue » et à le publier ensuite dans la même plaquette. Au-delà des conflits, des excès et des modes qui faussent les regards, il faut revenir aux œuvres.

Pierre Lachasse

Lire la suite

11
Déc.

Le 15 novembre 2018 a eu lieu à Mulhouse la première soirée du cycle de conférences / performances « Gide Remix », organisé par le Groupe de recherche éponyme. La rencontre s’est déroulée au MOTOCO, une association d’artistes située dans un ancien bâtiment de l’usine textile DMC. Invité d’honneur, le dessinateur Jérôme Lereculey, président du Festival Bédéciné, rendez-vous majeur du genre en France, qui en est aujourd’hui à sa 34édition. 

Les Caves du Vatican, un livre « à part »

Sur sa table – placée à côté de la scène – Jérôme Lereculey essaie de remettre un peu d’ordre avant le début de la soirée. « J’aime rester dans mon coin quand je travaille », nous dit-il. De l’eau, des couleurs et des feuilles entassées les unes sur les autres, où différentes versions du même visage nous regardent. Aucune hésitation ne sera possible ce soir, car les dessins se feront en live, sous les yeux du public. Les voix de Marine Parra et Caroline Werlé – doctorantes à l’Université de Haute-Alsace – guideront les mouvements de sa main, projetée sur un écran. Quelques instants encore et nous serons tous dans cette chambre de l’impasse Claude-Bernard, à Paris, où le comte Julius de Baraglioul découvre, fouillant dans un tiroir, un carnet de comptes apparemment sans importance...

IMG 1651
© PC

Pourquoi Les Caves du Vatican ? Il faudrait répondre ainsi : Lafcadio, donc Les Caves. On connaît la célèbre phrase prononcée par Jean Paulhan à la sortie du Vieux-Colombier, en 1951 : « Plus d’un garçon garda pour dormir toute la vie la porte de sa chambre ouverte, parce que telle était l’habitude de Lafcadio. » Que ce soit vrai ou pas, il est certain que ce personnage a fasciné des générations entières de lecteurs, au point que la fortune de l’œuvre de Gide a été longtemps liée à celle de son héros bâtard. Un exemple : en 1925, en Angleterre, le livre sort dans la traduction de Dorothy Bussy sous le titre Lafcadio’s Adventures ! Titre qu’il a gardé pendant bien longtemps, étant donné qu’il aura fallu attendre l’année de son centenaire pour voir paraître une retraduction.

Il ne fallait rien de moins que ce personnage – si ambigu, si complexe, à la personnalité multiple – pour débuter notre propre aventure « Gide Remix ». Lafcadio en action, voilà le principe qui a guidé le choix des extraits lus au cours de la soirée. L’épisode de l’acte gratuit, bien sûr, mais d’autres également : sa première rencontre avec Julius, son élan au secours de deux enfants pris dans un incendie, la lecture du fait-divers où il se découvre « criminel », etc. Un personnage qui se transforme au fil des pages de Gide et au fil des dessins de Jérôme Lereculey, qui parvient à nous montrer les différentes facettes de son caractère, en jouant sur le contraste des couleurs chaudes et froides, de l’orange et du bleu.

Au travers d’une technique que ses fidèles lecteurs trouveront décidément inusuelle, Jérôme Lereculey s’efforce d’aller à la rencontre de l’imaginaire de Gide. Le travail du dessinateur, dont la main court rapidement sur la feuille pour coller au rythme du texte, est en effet le fruit d’un travail de relecture et de réappropriation du texte littéraire. La table ronde qui suit la performance, où sont discutées les impressions à chaud du public, vient le confirmer. Les gravures de Jean-Émile Laboureur, dont Lereculey a pris connaissance en faisant ses recherches, ont servi à la fois de modèle et de repoussoir : tenir compte de ces réalisations était en effet nécessaire, mais c’est l’univers de la bande dessinée qu’il importait de restituer ici. Et on voit bien que le jeune bâtard gidien n’est pas sans rappeler le célèbre Corto Maltese. Le « beau jeune homme blond » décrit par Gide a les cheveux bruns et une cigarette à la bouche...

IMG 3668© PC

Littérature & bande dessinée. Quelques pistes de réflexion

Le quotidien Le Monde a lancé, en 2017, en collaboration avec les Éditions Glénat, la collection « Grands classiques de la littérature en bande dessinée », destinée aux lycéens. Chaque volume est accompagné d’un support pédagogique, permettant d’accéder à un ensemble de repères historiques, artistiques et sociaux.Gide aurait-il pu y trouver sa place ? Peut-être. L’inscription des Faux-monnayeurs au programme du baccalauréat a suscité un écho tout à fait intéressant, qui va justement dans cette direction (voir le site de la Fondation Catherine Gide). Et n’oublions pas qu’il existe une bande dessinée du Retour du Tchad, publiée par La Boîte à bulles en 2010. 

Aujourd’hui, la bande dessinée a incontestablement trouvé son public. Les ventes et le succès de différentes manifestations, dont le Festival Bédéciné, en témoignent. Il en va de même pour la place de la littérature en bande dessinée. La discussion à laquelle ont été conviés Paola Codazzi, coordinatrice de la soirée, Ambre Fuentes, réalisatrice, Denis Gerhart, responsable des auteurs du Festival Bédéciné, et le dessinateur Jérôme Lereculey, a permis de confirmer la place importante des adaptations de romans en BD, et du travail d’inspiration réciproque et d’échanges entre deux univers à la fois très proches et très différents.

IMG 1745
 © PC

De la ligne à la case, donc : La Vie devant soi (2017), Le Premier homme (2017), Claudine à l’école (2018), etc. Dans certains cas, c’est l’auteur lui-même qui inspire les créateurs de BD. Au cinéma, on parle aujourd’hui de biopic. Dans le neuvième art, les choses ne sont pas bien différentes. La biobd – si on accepte le néologisme – est un genre à succès : il suffit de penser à Rimbaud, l’indésirable, paru en 2013 aux Éditions Casterman, suivi en 2016 par Rimbaud, l’explorateur maudit (Éditions Glénat). Et il ne faut pas négliger l’importance, dans le panorama actuel, des graphic novels, ou romans graphiques. Ils représentent un mouvement général de la bande dessinée vers la littérature, qui attire aujourd’hui l’attention d’une critique en quête d’instruments méthodologiques et théoriques. Où se situe la frontière entre l’album et le livre ? Qu’est-ce que signifie « écrire » une bande dessinée ? Comment situer, dans un cadre déjà si complexe, la bande dessinée muette, ou silencieuse ? Les questions soulevées par le débat sont multiples et restent pour la plupart sans réponse unique. 

Mais Denis Gerhart nous invite à une dernière considération : la bande dessinée semble réussir à toucher un public que la littérature proprement dite n’est plus capable d’atteindre. L’adaptation en BD d’un récit tel que Les Caves du Vatican nous paraît donc la bienvenue. En répondant à notre invitation, Jérôme Lereculey a en même temps répondu à une question plus générale sur la capacité d’une œuvre à se renouveler dans le temps, en rencontrant de nouvelles formes et de nouveaux publics, jusqu’à aller chercher le « lecteur paresseux » dont parlait Gide.

 

Paola Codazzi

Lire la suite

04
Déc.

Dès l’adolescence de Gide, et jusqu’à sa mort, Chopin fut pour l’écrivain un compagnon de route : Gide fit du compositeur son alter ego, et conversa sans discontinuer avec lui, afin de mieux comprendre quelles pouvaient être les lignes de force de sa propre esthétique. Cette admiration pour Chopin trouve à s’exprimer à maintes reprises, dans le Journal, dans les lettres, et bien sûr dans les Notes sur Chopin (1931).

Pour Gide, Chopin est l’incarnation même de l’artiste, et plus précisément de l’artiste classique. Il le range, avec Vinci, Bach, Ingres, Poë et Baudelaire, du côté des héritiers d’Hélène – tandis que Schumann, Delacroix ou Verlaine descendraient de Clytemnestre. Toutefois, s’il le classe dans la famille des esprits qui révèrent la « beauté » plutôt que la « passion », Gide considère surtout le compositeur comme un artiste incomparable. Seuls deux créateurs peuvent à ses yeux être véritablement rapprochés de Chopin, justement parce qu’eux aussi sont irréductibles : Baudelaire, et lui-même, André Gide. L’analogie entre Chopin et Baudelaire revient souvent sous la plume de Gide. Ce qui est commun au poète et au compositeur, c’est une aversion sans concession pour la « rhétorique », la « déclamation » et le « développement oratoire » : bref, pour Gide, ils sont, l’un comme l’autre, antiwagnériens. En outre, tous deux furent jugés « malsains » – la mère de Gide allant jusqu’à interdire à son fils d’assister à un récital chopinien du grand Anton Rubinstein, par peur que cela ne puisse l’entraîner sur la pente de la corruption. Enfin, Chopin et Baudelaire sont pareillement victimes d’interprètes-virtuoses à qui la délicatesse est étrangère : « Avez-vous parfois entendu des acteurs déclamer du Baudelaire comme ils feraient du Casimir Delavigne ? Eux jouent Chopin comme si c’était du Liszt ».

La question de l’interprétation de l’œuvre de Chopin est centrale dans la production de Gide musicographe : à vrai dire, Gide semble ne faire confiance qu’à sa propre subtilité pour jouer Chopin. Certes, il se souvient avec émotion des quelques œuvres de Chopin qu’il a pu malgré tout entendre par Anton Rubinstein ; certes, il fait l’éloge d’Ignacy Paderewski ; certes, dans une lettre à Henri Ghéon datée du 7 mars 1900, il raconte avoir entendu, dans un hôtel palois, un « jeune Anglais » inconnu jouer Chopin « admirablement » ; certes, il reconnaît au Père Abbé directeur du Monte Cassino une compréhension profonde (car silencieuse) du compositeur ; et certes, dans les années 1940, il poussera Maurice Ohana à aborder Chopin. Néanmoins, c’est sa propre interprétation qui paraît à Gide la meilleure, du moins quand il parvient à réaliser pianistiquement le Chopin idéal dont il a la vision sonore. En témoignent ces extraits du Journal : « Première et troisième Ballades de Chopin que je commence à jouer comme je veux ; comme je crois qu’elles doivent être jouées » ; « perfectionné (et vraiment pu mener à perfection) plusieurs Études et Préludes » ; « Ai pu mener à perfection sept des Nocturnes de Chopin ». Convaincu que des pianistes tels qu’Alfred Cortot (dont il vilipende l’ « exécution » des œuvres de Chopin dans son Journal) ou Arthur Rubinstein (qui lira les Notes sur Chopin comme une attaque personnelle) passent à côté de ce que les pièces de Chopin ont de plus précieux, Gide se rêve presque en prophète unique de l’esthétique chopinienne, et il pratique une forme de prosélytisme : « je sais qu’une douzaine au moins (artistes et autres) reconnaissent avoir été […] initiés par moi à la musique de Chopin ».

Aussi bien Gide n’est-il pas loin de s’identifier à Chopin. Dès 1894, le nom de Chopin figure dans la liste des « personnalités » dont Gide estime que s’est « formée » la sienne. Quand un de ses textes dramatiques est mal lu, il compare son sort à celui du compositeur : « Cette après-midi lecture de Saül par Copeau […]. Rien n’était plus à sa place, à sa valeur. Il lisait exactement comme on joue Chopin quand on le joue mal. » Quand Suarès s’en prend à Chopin, il est persuadé d’être visé à travers le musicien dont il s’est fait l’apologiste : « Dans les Nouvelles littéraires d’hier, éreintement de Chopin par Suarès […] certaines flèches […] sont lancées non tant contre Chopin directement, que contre mes pages de la Revue musicale ». Et, plus largement, Gide compare l’esthétique pianistique qu’il défend quand il joue Chopin à sa poétique scripturale : « Tout mon effort, aussi bien dans l’exécution, au piano, des œuvres de Chopin, que dans l’écriture, est d’obtenir une sorte de legato. »

Au-delà d’ailleurs des valeurs esthétiques, il est une valeur éthique qui apparaît centrale dans le discours que Gide tient à la fois sur l’œuvre de Chopin et sur ses propres livres : il s’agit de la valeur d’intimité. Son Chopin, Gide ne parvient que très rarement à le rendre public. Que ce soit devant Jacques-Émile Blanche, devant Mme Edwards ou devant quelque autre de ses amis, il peine à demeurer lui-même, et à rester fidèle à Chopin, dès lors qu’il joue pour un auditoire. Sans doute est-ce que l’artiste, qu’il se nomme Frédéric Chopin, Charles Baudelaire ou André Gide, n’est authentique que tant qu’il se tient « tout à fait près de lui-même », et loin du public.

Augustin Voegele

Lire la suite

Le site du CEG a été réalisé grâce au soutien de la Fondation Catherine Gide, avec la participation de l’Association des Amis d’André Gide. Il a été réalisé en partenariat avec Martine Sagaert, responsable du site originel andre-gide.fr, créé en 2006 avec des étudiant.e.s de l'I.U.T. des Métiers du Livre de Bordeaux.