Le 5 février 2019 a eu lieu à Mulhouse la deuxième soirée du cycle de conférences / performances « Gide Remix », organisé par le Groupe de recherche éponyme. La rencontre s’est déroulée dans la galerie de la Maison Engelmann – le cadre idéal pour ce moment unique de création et de réflexion. Les différents invités sont venus à tour de rôle sur le devant de la scène pour mettre à l’honneur – en mots aussi bien qu’en notes – la figure et l’œuvre d’André Gide.
Pourquoi André Gide, et pourquoi Gide remix ? Pour Pierre Thilloy, la question n’a rien de banal. Le compositeur s’est souvent laissé inspirer par l’écrivain : on lui doit notamment la partition intitulée Ainsi soit-il, la pièce pour quatuor à cordes et récitant Notes sur Chopin, la musique pour le film Voyage au Congo de Marc Allégret (1925), ou encore l’opéra Les Faux-monnayeurs. « Il ne s’attache à rien ; mais rien n’est plus attachant que sa fuite » : cette phrase, prononcée par Laura au sujet d’Édouard, pourrait bien figurer comme devise pour Pierre Thilloy, dont l’œuvre aspire à créer des ponts entre le passé et le présent. En effet, le désir de rendre hommage à ce grand auteur du XXe siècle se lie toujours à la volonté de l’actualiser, voire de « le faire exister, aujourd’hui, de manière concrète ».
C’est en plein dans cette perspective que s’inscrit la soirée du 5 février, où le public – venu très nombreux – a eu l’occasion d’écouter un concert mélangeant, ou plutôt remixant, les genres classiques et pop. Pierre Thilloy n’est pas le seul à avoir répondu à l’appel de l’écrivain, qui exhorte son lecteur à collaborer, à mettre en jeu sa curiosité et son imagination. Stéphane Escoms – musicien provenant du monde du jazz – et AELLE – chanteuse d’origine alsacienne – ont relevé, eux aussi, le défi de donner à Gide une voix différente, aux accents résolument contemporains.
Le quatuor à cordes KIARAMONTES, AELLE et Stéphane Escoms (©PC)
La voix d’AELLE interroge le public : « Va-t-elle me reconnaître ? » Pour la première chanson, Pierre Thilloy reprend un extrait de La Symphonie pastorale. Il s’agit précisément de la note du 24 mai : au lendemain de l’opération grâce à laquelle Gertrude recouvre la vue, l’angoisse s’empare du pasteur, qui confie à son journal sa peur de ne plus être aimé. Celle qui, jusqu’alors, ne l’a regardé qu’avec son cœur va enfin se réveiller de son sommeil noir et découvrir son visage. C’est la tension inscrite dans l’écriture gidienne que la musique restitue par ses vibrations. Une tension qui trouve écho dans les aquarelles de Paola Travers, inspirées par la figure de Gertrude. Le spectateur se trouve alors interpellé à la fois par l’ouïe et par la vue, les deux sens qui dominent, de manière très contrastée, le récit de Gide.
Paola Travers (©PC)
La soirée continue sur les notes d’une chanson composée par Stéphane Escoms. Emporté par le rythme de l’accordéon, le public reconnaît la fin de Paludes. Pourtant, le mot de fin risque d’être inapproprié dans ce contexte, car la sotie est bien loin d’être close « comme un œuf ». Le silence qui suit la dernière ligne du récit – « J’écris Polders... » – n’est qu’un silence provisoire, rompu par trois courts textes : « Envoi », « Alternative » et « Table des phrases les plus remarquables de Paludes ». Véritable œuvre en devenir, Paludes ne se referme pas : Gide encourage son lecteur à s’emparer du livre et, par un regard toujours neuf, à lui donner une éternelle modernité. Stéphane Escoms met en pratique l’invitation offerte par l’auteur et réinterprète de manière originale de ces beaux vers : « Aussi depuis notre infortune / Moi je préfère la bonne lune ».
La troisième chanson reprend, elle aussi, des vers. AELLE s’est en effet inspirée des Poésies d’André Walter, recueil attribué à l’auteur des Cahiers et publié à titre posthume nous dit-on, en 1892. Partant de textes considérés aujourd’hui comme mineurs, AELLE nous invite non tant à (ré)découvrir Gide poète – voire Gide auteur de poèmes –, mais plutôt à réfléchir au fait que pour lui, comme pour Édouard, « rien d’a existence que poétique ». Un autre aspect de la personnalité et de la pensée de cet écrivain protéen se révèle ainsi au public, qui se trouve transporté en dehors des chemins traditionnels de la critique littéraire. Le texte n’apparaît plus comme le but ultime de la réflexion, mais il est considéré comme un tremplin pour aller plus loin, là où la littérature rencontre la musique et où le classique rencontre la pop...
Philippe Olivier, écrivain et historien de la culture, revient sur ce sujet dans l’entretien qui ponctue le concert. Aux questions de Gilles Million – Directeur de la Confédération de l’Illustration et du Livre –, il répond citant des pages peu connues du Journal, sans oublier la correspondance et les Mémoires. Il nous convie ainsi à pénétrer dans l’univers musical de Gide, du puritanisme de l’enfance – « Ma mère tenait la musique de Chopin pour “malsaine” » (Si le grain ne meurt, 1924) – à la félicité éprouvée lors de certains récitals, félicité qu’il ne retrouvait nulle part ailleurs.
Philippe Olivier, Gilles Million et Pierre Thilloy (©PC)
Au cours de l’entretien, qui se déroule dans une atmosphère conviviale, Philippe Olivier nous apprend aussi qu’en dépit des apparences, Gide ne méprisait pas complètement la musique populaire, qu’il eut l’occasion d’écouter lors de ses nombreux voyages. De même, la musique populaire s’est intéressée à Gide. Le groupe anglais nommé The Vatican Cellars l’atteste1 – les chansons de Pierre Thilloy, Stéphane Escoms et AELLE le confirment : la voie est ouverte pour de nouvelles expérimentations, pour de nouvelles pistes de recherche. À la fin de cette soirée, le spectateur quitte donc la salle avec plus de questions que de réponses. Ce qui, à coup sûr, n’aurait pas déplu à Gide.
1 À ce sujet, voir l’article d’Augustin Voegele dans Gide de A à Z.