Un Centre dédié à la recherche sur André Gide

Le Centre d’Études Gidiennes a vocation à coordonner l'activité scientifique autour de Gide, diffuser les informations relatives aux manifestations gidiennes et à rendre visibles et accessibles les études qui lui sont consacrées.
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Stephanie Bertrand Jean-Michel Wittmann
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Dès l’adolescence de Gide, et jusqu’à sa mort, Chopin fut pour l’écrivain un compagnon de route : Gide fit du compositeur son alter ego, et conversa sans discontinuer avec lui, afin de mieux comprendre quelles pouvaient être les lignes de force de sa propre esthétique. Cette admiration pour Chopin trouve à s’exprimer à maintes reprises, dans le Journal, dans les lettres, et bien sûr dans les Notes sur Chopin (1931).

Pour Gide, Chopin est l’incarnation même de l’artiste, et plus précisément de l’artiste classique. Il le range, avec Vinci, Bach, Ingres, Poë et Baudelaire, du côté des héritiers d’Hélène – tandis que Schumann, Delacroix ou Verlaine descendraient de Clytemnestre. Toutefois, s’il le classe dans la famille des esprits qui révèrent la « beauté » plutôt que la « passion », Gide considère surtout le compositeur comme un artiste incomparable. Seuls deux créateurs peuvent à ses yeux être véritablement rapprochés de Chopin, justement parce qu’eux aussi sont irréductibles : Baudelaire, et lui-même, André Gide. L’analogie entre Chopin et Baudelaire revient souvent sous la plume de Gide. Ce qui est commun au poète et au compositeur, c’est une aversion sans concession pour la « rhétorique », la « déclamation » et le « développement oratoire » : bref, pour Gide, ils sont, l’un comme l’autre, antiwagnériens. En outre, tous deux furent jugés « malsains » – la mère de Gide allant jusqu’à interdire à son fils d’assister à un récital chopinien du grand Anton Rubinstein, par peur que cela ne puisse l’entraîner sur la pente de la corruption. Enfin, Chopin et Baudelaire sont pareillement victimes d’interprètes-virtuoses à qui la délicatesse est étrangère : « Avez-vous parfois entendu des acteurs déclamer du Baudelaire comme ils feraient du Casimir Delavigne ? Eux jouent Chopin comme si c’était du Liszt ».

La question de l’interprétation de l’œuvre de Chopin est centrale dans la production de Gide musicographe : à vrai dire, Gide semble ne faire confiance qu’à sa propre subtilité pour jouer Chopin. Certes, il se souvient avec émotion des quelques œuvres de Chopin qu’il a pu malgré tout entendre par Anton Rubinstein ; certes, il fait l’éloge d’Ignacy Paderewski ; certes, dans une lettre à Henri Ghéon datée du 7 mars 1900, il raconte avoir entendu, dans un hôtel palois, un « jeune Anglais » inconnu jouer Chopin « admirablement » ; certes, il reconnaît au Père Abbé directeur du Monte Cassino une compréhension profonde (car silencieuse) du compositeur ; et certes, dans les années 1940, il poussera Maurice Ohana à aborder Chopin. Néanmoins, c’est sa propre interprétation qui paraît à Gide la meilleure, du moins quand il parvient à réaliser pianistiquement le Chopin idéal dont il a la vision sonore. En témoignent ces extraits du Journal : « Première et troisième Ballades de Chopin que je commence à jouer comme je veux ; comme je crois qu’elles doivent être jouées » ; « perfectionné (et vraiment pu mener à perfection) plusieurs Études et Préludes » ; « Ai pu mener à perfection sept des Nocturnes de Chopin ». Convaincu que des pianistes tels qu’Alfred Cortot (dont il vilipende l’ « exécution » des œuvres de Chopin dans son Journal) ou Arthur Rubinstein (qui lira les Notes sur Chopin comme une attaque personnelle) passent à côté de ce que les pièces de Chopin ont de plus précieux, Gide se rêve presque en prophète unique de l’esthétique chopinienne, et il pratique une forme de prosélytisme : « je sais qu’une douzaine au moins (artistes et autres) reconnaissent avoir été […] initiés par moi à la musique de Chopin ».

Aussi bien Gide n’est-il pas loin de s’identifier à Chopin. Dès 1894, le nom de Chopin figure dans la liste des « personnalités » dont Gide estime que s’est « formée » la sienne. Quand un de ses textes dramatiques est mal lu, il compare son sort à celui du compositeur : « Cette après-midi lecture de Saül par Copeau […]. Rien n’était plus à sa place, à sa valeur. Il lisait exactement comme on joue Chopin quand on le joue mal. » Quand Suarès s’en prend à Chopin, il est persuadé d’être visé à travers le musicien dont il s’est fait l’apologiste : « Dans les Nouvelles littéraires d’hier, éreintement de Chopin par Suarès […] certaines flèches […] sont lancées non tant contre Chopin directement, que contre mes pages de la Revue musicale ». Et, plus largement, Gide compare l’esthétique pianistique qu’il défend quand il joue Chopin à sa poétique scripturale : « Tout mon effort, aussi bien dans l’exécution, au piano, des œuvres de Chopin, que dans l’écriture, est d’obtenir une sorte de legato. »

Au-delà d’ailleurs des valeurs esthétiques, il est une valeur éthique qui apparaît centrale dans le discours que Gide tient à la fois sur l’œuvre de Chopin et sur ses propres livres : il s’agit de la valeur d’intimité. Son Chopin, Gide ne parvient que très rarement à le rendre public. Que ce soit devant Jacques-Émile Blanche, devant Mme Edwards ou devant quelque autre de ses amis, il peine à demeurer lui-même, et à rester fidèle à Chopin, dès lors qu’il joue pour un auditoire. Sans doute est-ce que l’artiste, qu’il se nomme Frédéric Chopin, Charles Baudelaire ou André Gide, n’est authentique que tant qu’il se tient « tout à fait près de lui-même », et loin du public.

Augustin Voegele

Le site du CEG a été réalisé grâce au soutien de la Fondation Catherine Gide, avec la participation de l’Association des Amis d’André Gide. Il a été réalisé en partenariat avec Martine Sagaert, responsable du site originel andre-gide.fr, créé en 2006 avec des étudiant.e.s de l'I.U.T. des Métiers du Livre de Bordeaux.