Un Centre dédié à la recherche sur André Gide

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Stephanie Bertrand Jean-Michel Wittmann
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Vous trouverez en bas de cette page plusieurs ressources critiques en ligne sur cette oeuvre. Elles figurent en couleur.

 

Gide a maintes fois déclaré combien Corydon lui était cher, allant même jusqu’à affirmer à la fin de sa vie, dans sa préface à la traduction américaine, qu’il était « le plus important de [s]es livres » (RR II, 171).

Plus encore que les deux pamphlets contre le colonialisme et que ceux dénonçant le régime communiste en URSS, Corydon aura joué un rôle fondamental dans la prise de conscience, durant l’entre-deux guerres, de l’existence de l’injustice sociale. Il s’agit sans aucun doute d’une œuvre capitale dans la trajectoire de l’écrivain, pivot central autour duquel s’organise tout le reste de sa production littéraire, livre de combat s’il en est, produit de sa prise de conscience du poids de la différence, témoignage de la lutte que l’écrivain aura mené sa vie durant contre les injustices sociales quelles qu’elles soient, au point d’y consacrer sa carrière et d’y sacrifier parfois sa réputation, son mariage, ses amis, n’hésitant pas à devenir celui « qui irait au-devant de l’attaque ; qui, sans forfanterie, sans bravade, supporterait la réprobation, l’insulte » (RR, 67), en somme « une victime expiatoire prédestinée », pour reprendre le mot du fidèle ami Roger Martin du Gard (RR, 1175).

Le silence éloquent et inexpliqué de Gide lors du procès et de la condamnation d’Oscar Wilde en 1895, au moment où la presse française regorge d’articles pour ou contre cet autre martyr homosexuel que fut l’écrivain irlandais, peut-il expliquer en partie le fait que Gide ait finalement pris le risque, trente ans plus tard, de faire don de sa personne pour l’avancement de la cause homosexuelle ? L’allusion au procès de Wilde dans l’incipit de Corydon le laisse penser, et il n’est pas exclu qu’il ait fallu tout ce temps à Gide pour se remettre du scandale de 1895 et du choc que le sort vécu par Wilde a pu provoquer chez lui, et pour tenter ensuite d’organiser une riposte, même si les velléités d’écrire sur la question homosexuelle semblent apparaître quelques mois plus tôt sous la plume de l’écrivain. Dès 1894, en effet, au sortir d’une lecture des Perversions de l’instinct génital d’Albert Moll, l’auteur de La Tentative amoureuse déclarait à son confident de l’époque Eugène Rouart : « J’écrirais quelque chose de rudement mieux sur ce sujet, il me semble » (Corr. Rouart, I, 182). Le choix du mode conditionnel dans la phrase indique cependant combien le projet est encore hypothéqué à toutes sortes de réserves et d’appréhensions que le procès et la condamnation de Wilde l’année suivante ne vont que renforcer. Si Gide parvient à les dépasser en partie pour se lancer finalement dans la rédaction d’un premier texte en 1909, ses inquiétudes n’ont pas disparu pour autant, ainsi qu’il l’exprime dix ans plus tard dans une lettre à Dorothy Bussy, alors qu’il s’apprête à faire imprimer de manière anonyme un tirage à 21 exemplaires des deux premiers dialogues, réservés à quelques rares intimes et à lui-même, la plus grande partie de ces exemplaires ayant fini dans un tiroir : « La partie que je m’apprête à jouer est si dangereuse que je ne la puis gagner sans doute qu’en me perdant moi-même » (RR, 1172). De façon significative, la genèse et l’histoire éditoriale de Corydon (nous renvoyons sur ce point à la « Notice » préparée par Alain Goulet pour l’édition Pléiade du texte) racontent le long et douloureux cheminement de son auteur jusqu’au moment où il se décidera enfin à donner de son texte sous son nom une édition moins confidentielle au printemps 1924, décision qui n’est sans aucun doute nullement étrangère au fait que Proust ait lui-même fait paraître les deux tomes de son Sodome et Gomorrhe quelques mois plus tôt. On sait combien Gide se sentait révulsé par la figure des « sodomites » et des « invertis » proustiens, à laquelle il opposait celle du « pédéraste », qu’il revendiquait lui-même, convaincu que la vision proustienne de l’homosexualité ne pouvait qu’induire le public en erreur et perpétuer en son sein un jugement défavorable vis-à-vis des homosexuels. Dans Corydon, le lecteur sera d’ailleurs parfois surpris d’entendre le personnage éponyme reprocher à l’homosexualité « ses dégénérés, ses viciés et ses malades » (RR, 74). Curieuse manière de prendre la défense de l’homosexualité ! Mais Gide n’échappe pas toujours aux préjugés de son époque (comment le pourrait-il ?), et, aussi surprenant que cela puisse paraître, on trouve dans son œuvre des traces d’homophobie refoulée.

Corydon est donc à replacer entre les deux figures tutélaires de l’homosexualité dans la littérature européenne du début du XXe siècle : Oscar Wilde et Marcel Proust. Mais Gide ne se place pas uniquement sur le plan de la littérature, même s’il s’inspire, dans son troisième dialogue notamment, des œuvres de Virgile, Longus, Montesquieu, Goethe, Gourmont et Barrès, pour ne citer qu’eux. Son discours s’inspire davantage de celui du naturaliste cherchant à intégrer l’homosexualité dans l’ordre des phénomènes présents dans la nature en tous lieux et à toutes les époques. Plus encore que la représentation littéraire que Proust vient de donner de l’homosexuel dans Sodome et Gomorrhe, c’est celle véhiculée par une littérature scientifique dégageant « une intolérable odeur de clinique » (RR, 73) que l’écrivain rejette (de fait, le personnage éponyme accusé de « penchants dénaturés » a fait de « brillantes » études de médecine, apprend-on dès la première page du texte). Mais Gide n’est pas médecin, et ses tentatives successives pour élaborer des démonstrations parfois fastidieuses ont pu décourager ses lecteurs les plus sensibles (« C’est que je m’adresse et veux m’adresser à la tête et non point au cœur », J1, 685), et encourager au contraire ses détracteurs les plus cyniques.

Toutefois, malgré cette inflexion naturaliste, Corydon est une œuvre littérairement complexe : ce qui retient tout particulièrement l’attention, c’est le fait que le livre soit entièrement constitué d’un dialogue sur un autre livre que le lecteur est censé lire un jour, et dont il ne lira en fait que l’avant-texte. Si l’on songe inévitablement à Paludes et aux Faux-Monnayeurs, ce procédé laisse surtout entendre que le plaidoyer gidien en faveur de la pédérastie est en fait inachevé, Gide en étant resté aux prolégomènes : en d’autres termes, Corydon dénoncerait (et tenterait d’excuser) ses propres faiblesses. Échappant à l’accomplissement et au pouvoir irrévocable et réducteur des mots imprimés sur le papier, ce work-in-progress refuse d’être figé dans le langage, de même que l’identité homosexuelle résiste à toute cristallisation verbale. Et c’est ainsi que, si le propos de Gide dans Corydon a inévitablement vieilli avec le temps, la forme du texte demeure d’une étonnante modernité.

Frédéric CANOVAS

Pour en savoir plus...

Bibliographie raisonnée

« Documents présentés par Alain Goulet. », Bulletin des Amis d’André Gide, n°155, juillet 2007, p. 441-450.

Amadieu Jean-Baptiste, « Corydon de Gide devant les tribunaux catholiques », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 2012, p.93-119.  

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Cairns Lucille, « Corydon : politique de la sexualité, politique des sexes. », Bulletin des Amis d'André Gide, n°130, avril 2001, p. 219-242.

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El Sokati Chahira Abdallah, André Gide au miroir de la critique : Corydon entre œuvre et manifeste, thèse de doctorat en littérature soutenue à l'Université Paris-Est en 2011 sous la direction de François Dachet. 

Goulet Alain.« Le dossier préparatoire de Corydon», Bulletin des Amis d'André Gide n° 155, juillet 2007, p. 392-439. 

Goulet Alain, «Lettres recueillies par André Gide dans son dossier:" Corydon "», Bulletin des Amis d'André Gide n°155, juillet 2007, p. 442-450.

Goulet, Alain, Notice et notes de Corydon, dans André Gide, Romans et récits, œuvres lyriques et dramatiques, vol. 1, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 1162-1200.

Goulet, Alain, Notice de Corydon, dans Pierre Masson et Jean-Michel Wittmann (éds.), Dictionnaire Gide, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 102-104.

Goulet, Alain, Les Corydon d’André Gide, Paris, Orizons, 2014.

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Lucey, Michael, Gide’s Bent : Sexuality, Politics, Writing, New York/Oxford, Oxford University Press, 1995.

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Moutote, Daniel, « Corydon en 1918 », dans Bulletin des Amis d’André Gide, no 78-79, avril-juin 1988, p. 9-24.

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Segal, Naomi, André Gide : Pederasty and Pedagogy, London, Clarendon Press, 1998.

Le site du CEG a été réalisé grâce au soutien de la Fondation Catherine Gide, avec la participation de l’Association des Amis d’André Gide. Il a été réalisé en partenariat avec Martine Sagaert, responsable du site originel andre-gide.fr, créé en 2006 avec des étudiant.e.s de l'I.U.T. des Métiers du Livre de Bordeaux.