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Dès l’adolescence de Gide, et jusqu’à sa mort, Chopin fut pour l’écrivain un compagnon de route : Gide fit du compositeur son alter ego, et conversa sans discontinuer avec lui, afin de mieux comprendre quelles pouvaient être les lignes de force de sa propre esthétique. Cette admiration pour Chopin trouve à s’exprimer à maintes reprises, dans le Journal, dans les lettres, et bien sûr dans les Notes sur Chopin (1931). Pour Gide, Chopin est l’incarnation même de l’artiste, et plus précisément de l’artiste classique. Toutefois, s’il le classe dans la famille des esprits qui révèrent la beauté plutôt que la passion, Gide considère surtout le compositeur comme un artiste incomparable. Seuls deux créateurs peuvent à ses yeux être véritablement rapprochés de Chopin, justement parce qu’eux aussi sont irréductibles : Baudelaire, et lui-même, André Gide. Il aime en effet à associer Baudelaire à Chopin : c’est que, selon lui, ils sont l’un comme l’autre antiwagnériens. En outre, tous deux furent jugés malsains – la mère de Gide interdisant même à son fils la fréquentation des pièces de Chopin. Enfin, Chopin et Baudelaire sont pareillement victimes d’interprètes-virtuoses à qui la délicatesse est étrangère.
La question de l’interprétation de l’œuvre de Chopin est centrale dans la production de Gide musicographe : Gide semble ne faire confiance qu’à sa propre subtilité pour jouer Chopin. Certes, il se souvient avec émotion des quelques œuvres de Chopin qu’il a pu entendre par Anton Rubinstein et par Ignacy Paderewski ; certes, il crédite le Père Abbé du Monte Cassino d’une compréhension profonde (car silencieuse) du compositeur ; et certes, dans les années 1940, il poussera Maurice Ohana à aborder Chopin. Néanmoins, convaincu que des pianistes tels qu’Alfred Cortot ou Arthur Rubinstein passent à côté de ce que les pièces de Chopin ont de plus précieux, Gide n’est pas loin de se rêver en prophète unique de l’esthétique chopinienne.
Aussi bien Gide semble-t-il éprouver la tentation de s’identifier à Chopin. Dès 1894, le nom de Chopin figure dans la liste des personnalités dont Gide estime que s’est formée la sienne. Et l’écrivain se plaît à comparer l’esthétique pianistique qu’il défend quand il joue Chopin à sa poétique scripturale : il dit ainsi pratiquer en littérature le legato, usage pianistique qu’il a appris à maîtriser en travaillant Chopin. À quoi il faut ajouter, au-delà de l’esthétique, une valeur éthique qui apparaît centrale dans le discours que Gide tient à la fois sur l’œuvre de Chopin et sur ses propres livres : l’intimité. Son Chopin, Gide ne parvient que très rarement à le rendre public : il peine à demeurer lui-même, et à rester fidèle à Chopin, dès lors qu’il joue pour un auditoire. Sans doute est-ce que l’artiste, qu’il se nomme Frédéric Chopin, Charles Baudelaire ou André Gide, n’est authentique que tant qu’il se tient « tout à fait près de lui-même » (Journal, 29 septembre 1931), et loin du public.
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