Un Centre dédié à la recherche sur André Gide

Le Centre d’Études Gidiennes a vocation à coordonner l'activité scientifique autour de Gide, diffuser les informations relatives aux manifestations gidiennes et à rendre visibles et accessibles les études qui lui sont consacrées.
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Stephanie Bertrand Jean-Michel Wittmann
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Vous trouverez en bas de cette page plusieurs ressources critiques en ligne sur cette oeuvre. Elles figurent en couleur.

 

Philoctète, abandonné sur une île déserte à cause d’une blessure nauséabonde, a emporté dans cet exil forcé l’arc et les flèches d’Hercule. C’est pour cette raison qu’Ulysse et Néoptolème le cherchent, car selon une prophétie les Grecs pourraient encore gagner la guerre contre les Troyens grâce à ces armes, qui devront alors servir à la cause commune, que le possesseur le veuille ou non. Voilà en bref l’intrigue de Sophocle, mais que Gide réélabore de manière personnelle. En fait, bien que des lectures sophocléennes soient attestées déjà en 1892, Philoctète est la première approche théâtrale de Gide. Dans cette relecture du mythe, Ulysse dévoile in medias res son projet : afin d’accomplir la volonté divine, sa ruse devra guider l’innocence de Néoptolème dans le vol des armes de Philoctète. Comme l’escroquerie d’Ulysse, porte-parole de la morale collective, s’oppose à la sincère honnêteté de son jeune disciple, le fils de Laërte, selon une modalité expressive constamment antiphrastique, fait appel au devoir envers la Grèce pour l’emporter sur les scrupules de Néoptolème: comme les amants s’immolent pour leur maîtresse, affirme-t-il, comme Agamemnon a sacrifié Iphigénie, ainsi Philoctète cédera finalement ses armes.

Commencée en 1894, annoncée en 1896 dans le Centaure, après la parution de deux fragments dans la Revue sentimentale en 1897, la pièce fut entièrement publiée en 1898 dans la Revue Blanche et en 1899 au Mercure de France. Paradoxalement, le drame, paru avec quelques-uns des traités, sans aucune « prétention scénique », sera mis en scène plusieurs fois, en France ainsi qu’à l’étranger. Que l’on y reconnaisse les réflexions d’un « être de dialogue » vouées à la lecture ou qu’il s’agisse, par contre, du point de convergence des œuvres gidiennes symbolistes, Philoctète présente un échafaudage scénique intéressant : un décor d’une éblouissante froideur, une atmosphère stylisée d’une glaciale luminosité, n’étant pas sans rappeler l’aboutissement du Voyage d’Urien, et cinq actes de longueur inégale dont quelques scènes sont silencieuses ou consistent en une seule réplique.

Ulysse déclare au fils d’Achille qu’ils guetteront Philoctète « sans être vus », le préparant ainsi à cette rencontre par un escamotage. L’élève est soumis à l’influence du maître, mais depuis la fin des Nourritures une présence redoutable, l’Autre, va bouleverser cet équilibre, selon un schéma récurrent dans les autres pièces contemporaines, Saül, Le Roi Candaule et même Bethsabé. Face à la présence obsédante d’autrui, seul l’isolement incite encore à la vertu car, comme le dit Philoctète, « l’homme qui vit parmi les autres est incapable […] d’une action pure et vraiment désintéressée ». Gide théâtralise son dilemme entre l’individualisme et ce rapport à l’autre, aliénation d’une partie de soi-même. Et la réponse au « Philoctète, enseigne-moi la vertu » de Néoptolème, où résonnent les échos de Nathanaël, sera l’exaltation du dévouement à soi-même, puisque Philoctète dans l’exil de sa diversité s’est fait « de jour en jour moins Grec, de jour en jour plus homme ».

À la même époque Gide rédige Saül et le Roi Candaule. Toujours intéressante, la lecture de Germaine Brée propose de voir Philoctète ou le traité des trois morales comme le panneau central d’un tryptique, entre les deux autres pièces. Trois caractères qui, par excès de disponibilité, accomplissent en connaissance de cause un acte provoquant la perte de l’attribut de leur supériorité et puissance virile (l’arc, la couronne et l’épouse) et d’eux-mêmes. Malgré tout, toutefois, le dépossédé accueille voluptueusement celui qui le dépossède. À ces projections personnelles se superposent d’autres implications, non moins profondes : le premier sous-titre, Traité de l’immonde blessure, a fait penser aux problèmes judiciaires d’Oscar Wilde, que Gide a fréquenté. Et même les connotations dreyfusardes que l’on y a relevées seraient justifiées, la pièce étant, entre autres, destinée à la Revue Blanche engagée dans l’affaire Dreyfus : de telles interprétations mettent en relief la nature intime et composite d’une des premières relectures gidiennes du mythe au théâtre.

Contre Ulysse le mensonger, Néoptolème déclarera enfin son amour envers Philoctète. Et celui-ci, pour sa part, quoiqu’en paria, incarnera la stoïque liberté individuelle dont l’exercice triomphe de la cynique tromperie d’Ulysse : c’est par un acte conscient que Philoctète boira finalement le narcotique qu’il aurait dû avaler à son insu en se faisant sciemment priver des armes. L’acte suprême est accompli. Ulysse ne pourra que l’admirer dans toute sa supériorité. Une porte s’entrebâille sur les actions futures de Saül et de Candaule, mais en même temps sur une jouissance et une ivresse que la vénération de Néoptolème n’a laissé qu’entrevoir.

Marco Longo

Bibliographie raisonnée

Édition

Théâtre complet, Neuchâtel-Paris, Ides et Calendes, tome I, 1947 (texte p. 141-180, notice par Richard Heyd p. 183-185).

Études critiques

Brée Germaine, André Gide. L’insaisissable Protée, Paris, Les Belles Lettres, 1953.

Claude Jean, André Gide et le théâtre, Paris, Gallimard, «Les Cahiers de la N. R. F.», 2 volumes, 1992.

Genova Pamela Antonia, André Gide dans le labyrinthe de la mythotextualité, Purdue University Press, 1995.

Longo Marco, Le triangle en travesti: le pièces giovanili di André Gide. Analisi e prospettive, prefazione di Maria Teresa Puleio, Firenze, Olschki, 2006.

Martin Claude, La Maturité d’André Gide. De Paludes à L’Immoraliste (1895-1902), Paris, Éditions Klincksieck, 1977.

Watson-Williams Helen, Gide and the Greek myth, Oxford, Clarendon Press, 1967.

Articles critiques

Claude Jean, « Philoctète à Milan », B. A. A. G., n. 81, janvier 1989, p. 101-104.

Csürös Klára, « Gide et L’Antiquité grecque », Neohelicon, III, tomes 1-2, 1975, p. 343-363.

Germain Gabriel, « Gide et les mythes grecs », Entretiens sur Gide, Paris, La Haye, 1967, p. 41-62.

Larnaudie Suzanne, « Philoctète. Tragédie de Sophocle et drame gidien », Littératures, XVI, juin 1969, p. 107-123.

Louria Yvette, « Le contenu latent du Philoctète gidien », The French Review, n. 5, avril 1952, p. 348-354.

Watson-Williams Helen, «Gide and Hellenism», Modern Language Review, Cambridge, volume 58, 1963, p. 177-183.

Le site du CEG a été réalisé grâce au soutien de la Fondation Catherine Gide, avec la participation de l’Association des Amis d’André Gide. Il a été réalisé en partenariat avec Martine Sagaert, responsable du site originel andre-gide.fr, créé en 2006 avec des étudiant.e.s de l'I.U.T. des Métiers du Livre de Bordeaux.