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Stephanie Bertrand Jean-Michel Wittmann
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     Vous trouverez en bas de cette page plusieurs ressources critiques en ligne sur cette oeuvre. Elles figurent en couleur.

 

     Les « Interviews imaginaires », des chroniques d’apparence purement littéraire, paraissent dans Le Figaro littéraire (alors replié en zone libre) de novembre 1941 à juin 1942. Ces articles représentent la solution de Gide au problème suivant : comment exprimer une pensée dissidente pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que l’occupant allemand et le régime de Vichy imposent une lourde censure ?

     Ces chroniques reprennent la forme dialoguée des « Visites de l’interviewer » parues dans L’Ermitage en 1905 (reprises dans les Essais critiques). Cette structure s’avère utile sous la censure, car ce n’est pas toujours le personnage dénommé « Moi » qui exprime la pensée de Gide ; parfois c’est « Lui », l’interviewer, ou encore le dialogue entre les deux interlocuteurs, qui exprime la critique politique que Gide veut claire mais discrète.

       En principe, les « Interviews imaginaires » traitent de la langue et de la littérature. Mais entre les lignes, Gide encourage les Français à rester indépendants, à résister à l’idéologie des Allemands et de Vichy. Ainsi, lorsqu’il s’agit du subjonctif, le mode de la « dépendance » et de la « subordination » grammaticales, l’interviewer signale la disparition du subjonctif en Angleterre. Et Gide de répondre : « Précisément ! L’indépendance… ». Il en va de même pour une discussion sur le genre littéraire. Affirmant que le genre romanesque s’épanouit dans les sociétés où l’individualisme fleurit, Gide affirme que la Russie et, surtout, l’Angleterre, excellent dans ce genre.

     Mais la grande trouvaille des « Interviews » est une sorte de « code » littéraire qui permet à Gide d’esquisser discrètement, à travers des allusions littéraires, une critique de l’occupant et du régime de Vichy. Les conflits antérieurs permettant de parler de l’actualité à mots couverts, Gide évoque souvent des écrivains ayant connu des crises historiques. Ainsi, lorsque le personnage « Moi » mentionne une lettre conciliante qu’Ernest Renan adresse au théologien allemand David Friedrich Strauss au début de la guerre franco-prussienne, l’interviewer (« Lui ») lui rappelle l’existence d’une deuxième lettre à Strauss.  Or, dans cette deuxième lettre, Renan critique sévèrement la politique allemande d’annexion. Gide opère ici par allusion et par ventriloquie : il s’abstient de citer la lettre, censure oblige, et se sert de l’interviewer comme porte-parole pour mettre les lecteurs sur la piste du message qu’il veut transmettre.

    Signalons encore l’exemple de Tacite, témoin du règne tyrannique de l’empereur romain Domitien. Gide reproduit une phrase bien actuelle de sa Vie d’Agricola, « Nous aurions perdu la mémoire même avec la parole, s’il nous était aussi possible d’oublier que de nous taire », en ajoutant qu’il n’est pas libre de citer d’autres passages fort pertinents de l'oeuvre antique. Gide, qui voit certaines de ses œuvres proscrites sous l’Occupation nazie, pense sans doute aux passages sur les livres brûlés et les intellectuels exilés sous Domitien. Parfois, le seul titre d’un ouvrage sert à communiquer une critique politique. Lorsque Gide loue « L’expiation » de Victor Hugo, un poème qui s’ouvre sur la défaite de l’armée napoléonienne dans la Russie enneigée — et ce, une semaine après la suspension de la campagne de Russie par l’Allemagne —, la défaite de Napoléon évoque celle d’Hitler, vaincu lui aussi par l’hiver russe.

    Gide parvient-il à se faire comprendre lorsqu’il encourage l’opposition dans ses « Interviews imaginaires » ? Sans aucun doute. D’abord, certains passages n’ont pas échappé à la censure : le nom des intellectuels juifs Heinrich Heine et Albert Einstein est censuré, et deux extraits tirés de l’Introduction au Théâtre de Goethe — passages où Gide esquisse, une fois de plus, une comparaison entre Napoléon et Hitler — sont supprimés en raison de leur allusion « fort transparente et peu orthodoxe » à l’actualité (Cahiers de la Petite dame n° 3, p. 291). Tout comme les censeurs, les lecteurs du Figaro ont compris les « messages codés » de Gide. En 1944, dans un compte-rendu des « Interviews » publiées en volume, Émile Henriot rappelle combien, sous l’Occupation, les essais du Figaro étaient « audacieux ». Il admire la « dissidence dans l’incidente » des « Interviews », et affirme que les lecteurs savaient gré à Gide « de narguer ainsi la censure » (Émile Henriot, « Le dernier Gide », Le Monde, 27 décembre 1944).

Jocelyn Van Tuyl

Bibliographie raisonnée

Éditions

Attendu que…, Alger, Éditions Charlot, 1943.

Interviews imaginaires, Yverdon et Lausanne, Éditions du Haut-Pays, 1943.

Interviews imaginaires, Paris, Gallimard, 1943.

Interviews imaginaires. La délivrance de Tunis ; pages de Journal, mai 1943, New York, Panthéon Books, 1943.

Interviews imaginaires, in Essais critiques, édition de Pierre Masson, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1999 (texte p. 316-396).

Études critiques 

Cowley Malcolm, « Introduction », in André Gide, Imaginary Interviews, Malcolm Cowley trad., New York, Alfred A. Knopf, 1944, p. vii-xvii.

Basset Guy, « Gide édité par Charlot. », Bulletin des Amis d'André Gide, n° 169, janvier 2011, p. 65-70.

Masson Pierre, « Interviews imaginaires », in Dictionnaire Gide, éd. Pierre Masson & Jean-Michel Wittmann, Paris, Classiques Garnier, coll. Dictionnaires et Synthèses n° 1, 2011, p. 197-198.

Van Tuyl Jocelyn André Gide et la Seconde Guerre mondiale : L’Occupation d’un homme de lettres, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2017 (et tout particulièrement les pages 107-145 et 221-222).

Van Tuyl Jocelyn, « Les messages tacites des “Interviews imaginaires” : décryptage d’un code intertextuel », Bulletin des Amis d'André Gide, n° 113, janvier 1997, p. 25-41.

Le site du CEG a été réalisé grâce au soutien de la Fondation Catherine Gide, avec la participation de l’Association des Amis d’André Gide. Il a été réalisé en partenariat avec Martine Sagaert, responsable du site originel andre-gide.fr, créé en 2006 avec des étudiant.e.s de l'I.U.T. des Métiers du Livre de Bordeaux.