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C’est en 1947 à Ponte Tresa, dans le Tessin, que Gide compose, ou plutôt écrit « au courant de la plume » L’Art Bitraire, « récit absurde et saugrenu qui, peut-être, paraîtra un chef-d’œuvre de “non-sense” » (lettre à Dorothy Bussy datée du 9 avril 1947). L’Art Bitraire, texte fort bref, n’est certes pas le chef-d’œuvre de Gide : le non-sens, en revanche, y règne en maître, et cela n’est pas pour déplaire aux amis de l’écrivain, à commencer par Maria Van Rysselberghe, qui se réjouit du regain de jeunesse que cette tentative du côté de l’absurde dénote.
Gide met en scène un comte autoritaire et cyclothymique, qui hésite à partir en voyage en famille, alors que son épouse vient de faire une fausse couche, et que sa maîtresse, qui n’est autre que la confidente de la comtesse, attend un enfant. L’intrigue (si on peut parler d’intrigue) se déroule tout entière dans l’espace d’une tergiversation : le comte renonce d’abord au voyage, avant de se raviser, et d’ordonner aux siens de « refai[re] [leurs] paquets ». Entre-temps, Gide a eu le loisir de faire le portrait de tout le personnel classique d’un « château périgourdin » : outre le comte, la comtesse et la confidente, on fait la connaissance d’un serviteur effacé, d’un abbé qui se distingue par sa lâcheté et d’un enfant, Marc-Olivier, qui ressemble tristement à son père le comte.
L’Art Bitraire réveille un certain nombre de souvenirs dans l’esprit des fidèles de Gide :
- Le « thème de la vie de château » (pour citer la notice de David Walker dans l’édition Pléiade du texte) est déjà central dans Isabelle (1911), que Gide tente, sans succès, d’adapter pour le cinéma en 1946. Or le serviteur, dans L’Art Bitraire, se nomme Casimir…
- Selon David Walker, L’Art Bitraire s’inscrit dans la continuité du Treizième Arbre (1931) : et de fait, dans l’édition de 1950 du récit (coll. « L’Air du temps ») figure une liste des dramatis personae, alors même que le texte n’a rien de dramatique a priori. Ce qui est commun aux deux œuvres, c’est que Gide y joue, ironiquement plus encore que parodiquement, avec les théories de Freud. Marc-Olivier, l’enfant déséquilibré du comte et de la comtesse, se rend ainsi coupable d’un « geste inconsidéré » qui lui est une source de jouissance : il étouffe entre ses cuisses ses perruches bien-aimées.
- Bien entendu, ce geste s’apparente à un acte gratuit. Gide souligne ici la parenté entre arbitraire, art (bitraire) et plaisir sexuel. « Le comte, la comtesse, la belle Yolande, l’abbé, que dis-je : l’enfant même, chacun se sentait capable de tout », lit-on vers la fin du récit. Or, selon la Petite Dame, Roger Martin du Gard aurait dit à Gide, en octobre 1930 : « Vous m’effrayez […], vous êtes capable de tout ». Mais surtout, l’on songe irrésistiblement au monologue de Lafcadio, dans Les Caves du Vatican (1914) : « Ce n’est pas tant des événements que j’ai curiosité, que de moi-même. Tel se croit capable de tout qui, devant que d’agir, recule… »
L’Art Bitraire paraît d’abord dans la revue Combat, dirigée par Pierre Herbart (à qui le texte est dédié), le 4 avril 1947. La même année, le récit paraît aux éditions Le Palimurge (Sceaux), sous le titre L’Arbitraire (la rectification étant le fruit d’un malentendu entre Gide et l’éditeur). En 1948, c’est la revue Rencontres (Neuchâtel) qui reprend le texte. Puis, en 1950, L’Art Bitraire est publié par P. Bettencourt dans la collection « L’Air du temps ». Ce n’est ensuite qu’en 1997 que la « plaisanterie » sera republiée, chez Fata Morgana. Enfin, le texte a été repris dans le second volume des Romans et récits dans la Pléiade (2009, p. 1031-1034). L’Art Bitraire a par ailleurs été traduit en néerlandais par Fred Batten, mais la traduction est pour le moment inédite (le manuscrit en étant conservé dans les archives du Nederlands Letterkundig Museum à La Haye).
Bibliographie raisonnée
Fillaudeau, Bertrand, L’Univers ludique d’André Gide : les soties, Paris, Corti, 1985, p. 12.
Lambert, Jean, Gide familier, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000, p. 91.
Marchand, Max, Le Complexe pédagogique et didactique d’André Gide, Paris, Foulque, 1954, p. 103.
Pauvert, Jean-Jacques, La Traversée du livre, Paris, Viviane Hamy, 2004.
Pérez, Sylvie, Un couple infernal : l’écrivain et son éditeur, Paris, Bartillat, 2006, p. 252.
Rivalin-Padiou, Sidonie, André Gide, à corps défendu, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 323.
Stoïanoff, Stoïan, « Abord théorique et technique des positions perverses. », dans Cahiers de l’Association freudienne internationale, 1999, p. 111-123.
Walker, David H., « Notice pour L’Art Bitraire. », dans André Gide, Romans et récits II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 1388‑1391.