Fédor Alexandrovitch Rosenberg (né le 1er mars 1867, mort de la tuberculose le 5 juin 1934) fut l’un des plus chers amis de Gide, et il demeure sans doute l’un des moins bien connus. Né Friedrich Rosenberg à Viljandi en Estonie, il devait devenir un éminent orientaliste. Il fit ses études à la Faculté des langues orientales de l’Université de Saint-Pétersbourg (spécialité « moyen et vieux perse »), puis en 1891, pour des raisons de santé (il souffrait d’une maladie vénérienne qui l’avait défiguré), il s’installa en France, où il vécut entre Paris et Marseille jusqu’en juillet 1898. De retour en Russie, il devait entrer en 1902 au Musée asiatique de l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg, puis, en 1923, à l’Académie des Sciences de Russie (en tant que membre correspondant). Traducteur du persan vers le français (avec l’aide de Gide) du Livre de Zoroastre de Zaratusht-i Bahrâm ben Pajdû (XIIIe siècle), il était également spécialiste de la culture sogdienne-bouddhique.
Voici comment Gide raconte sa rencontre avec celui à qui il devait dédier la partie africaine des « Feuilles de route 1895-1896 » puis la version définitive d’El Hadj, et qu’il devait surnommer alternativement « Muichkine » et « Batouchka » (« petit père ») : « C’est à Florence que nous nous rencontrâmes [en 1896]. […] J’étais alors nouvellement marié. Je présentai Rosenberg à ma femme. La sympathie qui s’établit promptement entre nous fut si vive qu’il nous accompagna ou nous retrouva, d’étape en étape de notre voyage de noces, à Naples et Capri, puis à Tunis et jusqu’au désert du Sahara. »
Tant que Rosenberg demeure en France, lui et Gide se revoient régulièrement. Puis, quand il quitte la France en juillet 1898, leur amitié devient essentiellement épistolaire. Leur correspondance, riche de plusieurs centaines de lettres (on en a retrouvé 310 environ, mais d’autres ont disparu), et qui s’étale sur près de 40 ans (1896-1934), révèle plusieurs points de convergence qui expliquent la durée et la solidité de leur amitié :
- L’homosexualité : si Rosenberg a failli épouser Jeanne Rondeaux, il était en fait comme Gide homosexuel.
- Dostoïevski : Rosenberg (qui traduit notamment en français, avec l’aide de Marcel Drouin, la déposition que fit Dostoïevski dans le cadre du procès fait aux membres du cercle de Petrachevski) fournit à Gide des renseignements très précis sur la vie et la carrière littéraire du romancier russe.
- Les littératures « orientales » : l'une des choses que Gide admire chez Rosenberg, c’est qu’il est capable de lire Hafiz ou Ferdowsi dans l’original.
- La musique : dès leur première rencontre en 1896 à Florence, Gide découvre en Rosenberg un pianiste délicat et « sincère ».
- Des connaissances communes : Rosenberg s’entend bien avec Louis Rouart, il connaît Athman et Jammes, rencontrés en Afrique du Nord, et Christian Beck vient lui rendre visite à Saint-Pétersbourg au printemps 1903.
Signalons pour finir que c’est Rosenberg qui fournit à Gide la matière de l’un des épisodes les plus poignants des Faux-Monnayeurs, puisque les novissima verba de la petite Bronja (« Maman, je voudrais tant savoir… Dis : qu’est-ce qu’on appelle au juste une idylle ? ») sont presque mot pour mot ceux de la jeune nièce de Rosenberg, Sonia, morte de la fièvre typhoïde en mai 1908.
Nikol Dziub
Bibliographie
GIDE, André et ROSENBERG, Fédor, Correspondance (1896-1934), édition établie, présentée et annotée par Nikol Dziub, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, coll. « André Gide – Textes et correspondances », à paraître en 2021.
BONGARD-LEVIN, Grigorij M., LARDINOIS, Roland et VIGASIN, Aleksej A. (éd.), Correspondances orientalistes entre Paris et Saint-Pétersbourg, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres/De Boccard, 2002. Ce volume contient entre autres la correspondance échangée entre Sylvain Lévi et Fédor Rosenberg.
KAGANOVITCH, Boris, « Fédor Rosenberg et son amitié avec André Gide », traduit du russe par Sonia Colpart, BAAG, no 170, avril 2011, p. 161-210.