Le livre Gide face à Dostoievski. Par-delà le mariage du Bien et du Mal publié par Carmen Saggiomo effectue une exploration systématique de l'étude qu’André Gide a consacrée à l’écrivain russe Dostoïevski, dans l'ouvrage homonyme publié en 1923 chez Plon à Paris. Il s’agit d’un écrit que Daniel Moutote a défini comme "le chef-d’œuvre critique" de Gide et Eric Marty comme une œuvre de "philosophie de la littérature".
Carmen Saggiomo fait émerger de cette œuvre gidienne trois plans : le théâtre des idées énoncées par les personnages dostoïevskiens ; la fluidité de la pensée de Dostoïevski qui se soumet à ces idées ; la pensée de Gide qui se soumet à celle de Dostoïevski. La recherche ne souhaite pas seulement mettre en lumière le premier et le deuxième plan, mais également éclairer le troisième, en reconstruisant, à travers les idées que Gide sème tout au long de son parcours, sa pensée explicite et implicite, et parfois même inconsciente.
Cette étude, après avoir sondé la méthode critique de Gide et la méthode de composition de Dostoïevski, dégage les nœuds thématiques qui émergent des réflexions du premier et des personnages du second : l’analyse des contradictions entre les passions, la critique épistémologique des mots (observés dans leur incapacité de cueillir la fluidité de la vie), la question anthropologique de la spontanéité, la discussion spéculative des mythes du nihilisme, la comparaison entre Nietzsche et Dostoïevski, la confrontation entre l’esprit critique français et celui de l’âme russe, la question des Nations et du sentiment européen. Il peut ainsi en découler un double effet herméneutique : faire lire Dostoïevski à travers Gide et faire lire Gide à travers Dostoïevski.
Dans ce parcours, les différentes formes du mal, les diverses déclinaisons du nihilisme, les figures distinctes des nihilistes et les multiples typologies de la gratuité sont reconstruites, alors qu’est mise en discussion, entre autres, la durabilité même de la thèse gidienne selon laquelle les idées des personnages dostoïevskiens devraient être considérées comme relatives aux circonstances dans lesquelles elles sont prononcées. D’autres noyaux fondamentaux émergent donc : la question de l’art, le statut de la littérature, la discussion sur les influences entre les auteurs, la comparaison entre l’inspiration et le travail littéraire, la problématique de l’humanisme et de l’antihumanisme. En particulier, à propos de l’interrogation sur le mal, on considère la thèse gidienne selon laquelle il n’y a pas de saints parmi les artistes et il n’y a pas d’artistes parmi les saints, vu que pour Gide la présence du mal est considérée comme inévitable, non seulement dans la création artistique, mais également dans toute expérience humaine. On met également en évidence l'approche analogique avec laquelle, selon la perspective gidienne, Dostoïevski résout le problème du rapport entre l’individualisme et la renonciation à l’individualité, entre le nationalisme et le sentiment cosmopolite, entre l’Evangile interprété selon une sensibilité anarchique et l’Evangile interprété selon une sensibilité bouddhiste.
Ce livre, comme le souligne également Pierre Masson dans sa préface, a un atout singulier : il parvient à identifier un fil d’Ariane afin de permettre au lecteur de se désenchevêtrer du labyrinthe des questions littéraires, psychologiques, éthiques et philosophiques complexes, que Gide, consciemment ou inconsciemment, a semé à travers son œuvre.